Science et métaphysique : un lien étroit

Parfois, la science et la philosophie, comme s’il s’agissait d’entrer en compétition pour rendre compte de la réalité, se font face – et c’est absurde. Le cas de la métaphysique est peut-être encore plus sérieux malgré son renouveau dans la tradition analytique. En effet, après les attaques venues de la sphère philosophique elle-même, nombre de scientifiques s’en moquent encore. Il est vrai que les progrès dans le domaine scientifique sont une évidence et si l’on peut défendre un certain progrès en métaphysique, il est plus difficile de le justifier. C’est que la métaphysique contrairement aux sciences, ne progresse pas de manière linéaire et additive. Par exemple les scientifiques ne consultent plus les écrits d’Aristote, en revanche les philosophes relisent, approfondissent, reprennent sous une forme contemporaine certains de ses développements. Dans un article publié dans le tome 2 du collectif Qu’est-ce que la science pour vous ? éditions matériologiques en 2018, je reviens sur ce malentendu qui persiste encore trop souvent entre les deux domaines.

Science et métaphysique : un lien étroit

Longtemps inséparables, la science et la métaphysique sont encore aujourd’hui étroitement liées. C’est pourquoi, pour tenter de répondre à la question « Qu’est-ce que la science pour vous ? », j’essaie de clarifier ce qui constitue la nature de ce lien.

Les problèmes métaphysiques se distinguent de ceux de la science par l’ambition (certains pourraient dire l’« arrogance ») qui les fait questionner le caractère ultime ou fondamental de ce qui existe dans le monde. Toutefois, une même recherche unit ces deux domaines du savoir. Dans les deux cas il s’agit de comprendre la nature de la réalité. Mais ce que l’on peut attendre de chacun de ces domaines ne doit pas être confondu.

Chaque science progresse dans la compréhension de la nature des objets qu’elle classe dans la catégorie qui lui revient (à la biologie, le vivant, à la physique, la nature de la réalité physique, à la psychologie, les états mentaux, etc.). La métaphysique, elle, n’a pas d’objet particulier. Le seul objet qu’on lui connaisse c’est le monde, voire la structure de la réalité prise comme un tout. Ainsi, lorsqu’elle examine ce qui existe, elle étudie les plus hauts niveaux de généralité. Par exemple, une question précisément métaphysique comme « Que sommes-nous ? » conduira le métaphysicien à explorer nombre de notions telles que la causalité, l’esprit, le corps, la personne, le libre arbitre, etc. Il sera aussi amené à envisager puis à examiner un certain nombre de thèses comme le déterminisme, le matérialisme, le physicalisme, l’idéalisme, l’épiphénoménisme, etc. C’est ainsi, qu’une des tâches qui est dévolue à la métaphysique est justement la recherche de la structure la plus appropriée pouvant accueillir les diverses vérités scientifiques.

Ce qu’il est important de noter, c’est que non seulement le format de l’objet d’étude n’est pas le même mais que la méthode elle-même est différente. Ainsi, la manière qu’a la métaphysique de produire des résultats n’est pas, comme en science, combinée à l’observation. En métaphysique, ce qui permet de décider si une théorie doit être acceptée ou rejetée est le résultat d’un argument pour lequel nous avons une préférence. Ainsi, chacun est libre de ne pas être d’accord avec les universitaires patentés qui font de la métaphysique ; chacun est libre de défendre une croyance ou de l’abandonner parce qu’elle n’était vraie qu’en apparence alors que jusque-là il l’avait prise pour une certitude. Mais dans les deux cas, il faut produire des arguments puissants et convaincants ou traquer ce qui semble douteux ou faux dans les arguments adverses. En métaphysique, le procédé qui conduit à la conclusion d’un argument n’a, en effet, pour guide que le raisonnement. Ainsi la relation de causalité par exemple – relation dont la science ne peut se passer –, pourra être comprise différemment si l’on adopte la thèse de David Hume qui pensait qu’elle était une affaire de régularités ou si l’on suit d’autres très bons arguments qui soutiennent que l’on est en présence d’une connexion réelle entre les relata d’une occurrence causale. Décider de la nature de la causalité, ne requiert pas que l’on fasse une expérience que la science n’aurait pas encore réalisée ou encore d’analyser de nouveaux résultats. C’est à la métaphysique d’expliquer ce qu’est la causalité et à la science d’établir des relations de cause à effet particulières, de préciser qui cause quoi. La métaphysique a, en effet, pour objectif de produire la meilleure explication d’une certaine structure du monde au niveau le plus abstrait et le plus général – ici la causalité. Précisons cependant que si le recours à l’observation est pour une science un gage de sérieux, ce n’est pas le tout de sa méthode. La croyance dans la vérité des énoncés d’une science dépend aussi, pour une grande part, de positions théoriques. En ce sens-là, nous pouvons dire que la métaphysique est dans le prolongement de la science. Et c’est pourquoi nous disons qu’elle se saisit de questions qui sont situées « au-delà » et non pas « à côté » de la science. Mais, étant donné le type de questionnement de la métaphysique et sa pratique, on doit comprendre que le monde ne sera pas changé, à la façon dont une découverte de la science est susceptible de produire des changements au moyen de son prolongement technoscientifique, si la métaphysique produit une bonne théorie. Autrement dit, parce que les questions métaphysiques ne sont pas des questions de science, le métaphysicien ne découvre pas de nouvelles propriétés dans le monde. Cependant, son travail n’est pas sans conséquences. Si, par exemple, l’on soutient, qu’il existe des choses comme des dispositions et des pouvoirs, c’est la compréhension de la nature fondamentale de la réalité qui fait l’objet de la science qui s’en trouve modifiée. Si l’on argumente en faveur du réductionnisme ou si l’on défend l’idée que la conscience subjective est irréductible à des états physiques, cela aura des conséquences sur la conception de ce que l’on entend par « esprit » lorsque les neurosciences nous livrent leurs données sur le cerveau. Ou encore, si l’on s’interroge sur la pertinence de la théorie matérialiste de l’évolution, en considérant la possibilité que la conscience émerge de la matière, c’est le modèle même de la biologie évolutionniste qui sera sondé.

Toutefois la question « qu’est-ce que la science (pour la philosophie) ? » peut recevoir des réponses très diverses, voire tout à fait divergentes.

Si l’on examine le champ de la philosophie de l’esprit, par exemple, un certain nombre de philosophes peuvent avoir tendance à rapprocher leur discipline des sciences cognitives – et à espérer même (pourquoi pas ?), son intégration dans ces sciences. Ils se démarquent ainsi d’une certaine tradition qui a pris fait et cause pour la séparation entre les activités qui relèvent de la science et celles qui relèvent de la philosophie. Peut-être cherchent-ils à troquer les spéculations métaphysiques au profit d’une théorisation empirique éclairée ? Mais s’ils cherchent à apporter des réponses empiriques à des questions métaphysiques, ils font fausse route. En effet, c’est une chose de prendre au sérieux le travail et les résultats des sciences, c’en est une autre d’imaginer que les problèmes séculaires qui occupent la philosophie de l’esprit disparaitraient si nous parvenions à les formuler d’une façon telle qu’ils puissent être résolus comme le sont les problèmes de la science.

Prenons, par exemple, la question du libre arbitre – autre question proprement métaphysique. C’est un problème qui a fait l’objet d’un certain nombre d’hypothèses, voire de prises de positions précisément philosophiques de la part de certains scientifiques, neurobiologistes en particulier. Ces incursions philosophiques de la part d’acteurs de la science, outre le fait qu’elles témoignent d’une certaine porosité entre ces deux sphères du savoir, peut nous conduire à renverser la question : « Qu’est-ce que la métaphysique pour vous (scientifiques) ? ».

Parmi les pouvoirs que possèdent les êtres rationnels, la disposition qui semble nous rendre capable d’inscrire nos actes dans un commencement pur, comme émergeant d’une étrange absence de circonstances causales, demeure bien difficile à comprendre. Dire qu’il s’agit là d’un mystère peut rendre perplexe autant le scientifique que le philosophe. En effet, le premier, s’appuyant sur les résultats indiscutables d’expériences neurobiologiques (notamment ceux des équipes de Benjamin Libet, de John-Dylan Haynes, ou encore d’Izhak Fried) qui montrent qu’une activité neurale systématique est mesurable avant toute décision consciente, se risque parfois à produire des arguments dont la conclusion est que le libre arbitre n’existe pas. Le second, quant à lui, arc-bouté à l’intuition que les humains possèdent cette aptitude de pouvoir faire des choix absolument libres est parfois amené à taxer l’interprétation des enregistrements neuronaux de pseudo-réfutations fruit d’un « neurocentrisme » méprisant.

Ce qui se joue ici est la limite du rôle de chacun des deux domaines du savoir que sont la science et la métaphysique. Le libre arbitre n’est pas un concept de la science. Un fait de pure liberté est un fait qui échappe aux règles des lois naturalistes habituelles et l’on ne doit pas s’étonner qu’un scientifique s’attelant, en tant que scientifique, à un argument cherchant à dire si oui ou non le libre arbitre existe, conclue qu’il n’existe pas. En philosophie on pourrait dire que la conclusion est, ici, contenue dans la prémisse. C’est ainsi qu’aucune science, même la plus mature, ni aucune expérience, même la plus sophistiquée, ne pourront jamais nous dire, en tant que science, si le libre arbitre est ou n’est pas une illusion. De la même manière, aucune science, aucun argument scientifique, ne pourra démontrer la vérité ou la fausseté du déterminisme ou de l’indéterminisme, car ce sont des thèses métaphysiques.

Il ne faudrait pas retirer de ces analyses l’idée que le travail philosophique n’a pas besoin de la science. Bien au contraire, nombre de problèmes philosophiques proviennent de l’activité scientifique elle-même. Ce serait une erreur de penser que les questions philosophiques s’adressent aux seuls philosophes. La philosophie travaille avec des concepts qui sont utiles pour décrire et expliquer le monde. Néanmoins, les concepts, contrairement aux épitaphes, ne sont pas gravés dans le marbre. Ils sont vivants et peuvent évoluer et ils le font bien souvent en lien avec les progrès de la science.

Finalement, la métaphysique questionne sans arbitraire ni dogmatisme les problèmes les plus fondamentaux de l’existence. Ces problèmes sont fondamentaux car la réponse métaphysique que l’on peut apporter peut avoir des répercussions dans de multiples domaines, en l’occurrence dans la science. C’est ainsi que ce que la métaphysique nous offre ne ressemble ni à un résultat scientifique, qui demeure le meilleur moyen de connaître le monde, ni à une vérité absolue, qui ne serait qu’un ersatz malvenu et prétentieux mais s’apparente, par certains de ses aspects, à une activité de discernement cherchant à comprendre, et pas seulement décrire, le monde qui est le nôtre.

Merci à Marc Silberstein des éditions Matériologiques pour l’autorisation de publication.

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3 Commentaires

  1. Vous éludez la question de l’interférence entre la métaphysique du chercheur et sa recherche scientifique (et vis versa pour le métaphysicien). L’épistémologie cherche, notamment, à mettre en lumière ces interférences. En d’autres termes, il me semble impossible que le scientifique puisse faire de la science sans se questionner sur ses propres croyances, sur sa métaphysique.

    • François Perrogon sur 10 juin 2019 à 20 h 05 min
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    « C’est ainsi qu’aucune science, même la plus mature, ni aucune expérience, même la plus sophistiquée, ne pourront jamais nous dire, en tant que science, si le libre arbitre est ou n’est pas une illusion. De la même manière, aucune science, aucun argument scientifique, ne pourra démontrer la vérité ou la fausseté du déterminisme ou de l’indéterminisme, car ce sont des thèses métaphysiques. »
    J’ai bien peur que la question ne se pose en termes très différents. Pour un scientifique adepte du matérialisme, le déterminisme « absolu / dur » est – jusqu’à preuve du contraire – l’outil par excellence de son travail quotidien : un outil « métaphysique » qui a prouvé sa puissance en termes de connaissance de l’Univers (Multivers peut-être un jour…), ce qu’aucun autre outil n’a jamais proposé. Certes, ce déterminisme ne pourra probablement pas être « démontré » mais il est opérationnel. Par voie de conséquence, et pour ne pas être exclu de fait, le Libre Arbitre devrait a minima fournir un début de commencement de signes permettant de l’envisager (en dehors évidemment du sentiment de « Liberté » que chacun peut ressentir, ce qui ne dit rien sur la réalité de la chose…). Faute de quoi – et c’est bien ce que l’on constate – ce Libre Arbitre doit être mis sur le rayonnage des croyances en tout genre aussi respectables par ailleurs que la voyance, l’astrologie, l’homéopathie, la religion…

    • Debra sur 11 juin 2019 à 13 h 59 min
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    Sur le site I Philo, je viens de lire un petit extrait d’un texte de Dumarsais, définissant le philosophe dans l’Encyclopédie. Ce qui transparaît, c’est l’opposition raison/grâce, chrétien/philosophe qui continue à avoir cours dans notre modernité, et est un postulat important des Lumières, me semble t-il.
    La lente montée de l’autorité du mot « science » dans les esprits se conjugue à une poussée pour faire rentrer de plus en plus de facettes de l’expérience humaine, et de productions de l’esprit humain dans la catégorie « science », pour acquérir la légitimité et l’autorité associées à une vision totalisante du monde conçue comme une vision pouvant rendre compte d’un tout. Ainsi le mot « science » est indissociable du mot « réalité », mais aussi du mot « nouveau » que j’ai lu à plusieurs reprises dans votre billet.
    Le rôle de la science moderne est de produire du nouveau. En tout cas, c’est ce que nous avons décidé…
    Ce que vous dites sur la métaphysique montre les limites du dialogue entre philosophes et scientifiques, à mes yeux, dans l’attachement qu’ont ? que devraient avoir ? les philosophes à la tradition du passé, et leur insistance pour reconnaître et fonder une continuité entre les générations dans l’expérience humaine, et la transmission du savoir.
    Je ne sais pas dans quelle mesure les postulats de la science moderne sont compatibles avec ce tissage du passé/présent/avenir, dans une continuité. Je pense qu’à l’heure actuelle, l’exigence du nouveau (qui a ses propres raisons ? causes ?) se fait autour d’une croyance dans la nécessité de la rupture avec le passé (et ses idées), et non pas dans la continuité.
    Pour la portée des théories métaphysiques, il me semble qu’à l’heure actuelle nous vivons une terrible dévalorisation du Verbe, et de ses effets, sa capacité de créer de nouveaux mondes, de nouvelles réalités. Nous sommes habités par l’illusion que nous employons les mots pour exprimer nos idées, réduisant le langage à un outil que nous maîtrisons, contre toute observation. Nous avons perdu de vue à quel point le mot est puissant, et combien les idées sont des matières invisibles, mais très étranges, qu’il est difficile de cerner. Enfin, notre mépris du Verbe/verbe nous conduit à négliger notre style, avec des conséquences redoutables pour la clarté de notre pensée, scientifique, philosophique ou littéraire, si on peut dire que la littérature existe encore, ce dont je ne suis pas sûre.
    Je ne sais pas quoi penser de la manière dont vous semblez opérer un divorce entre métaphysique et science, sur la base du rôle de l’observation, et de l’expérience pour construire la vérité dans une démarche scientifique où seule la puissance d’un raisonnement interne ? permettrait d’établir la vérité dans le domaine de la métaphysique. Il me semble que le débat est de très longue date dans les critiques adressées aux sophistes grecs sur la sophistication de leurs arguments, leurs raisonnements, alors qu’il manquait un je ne sais quoi ? pour arriver à une vérité reconnue telle par les différents partis. Il y a une longue tradition de méfiance sur la valeur de vérité du seul argument dans le domaine de la philosophie… parmi les philosophes eux-mêmes. Mais peut-être que j’ai mal compris votre propos.
    Enfin, et c’est très général ce que j’avance, je ne crois pas qu’on puisse inventer une théorie, scientifique ou philosophique, qui résoudrait le paradoxe de notre perception que la pensée est invisible, intangible, avec celle que nous sommes localisés, ainsi que notre pensée, dans un corps matériel. Je ne crois pas qu’on puisse résoudre, faire disparaître, faire taire, ou faire une synthèse de ce paradoxe là. Encore heureux, d’ailleurs…Sinon je crois que la vie ne vaudrait pas la peine d’être vécue.

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