Le libre arbitre est un problème métaphysique

Première publication, octobre 2012 (révisée août 2015)

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Les êtres humains sont dotés d’une compétence remarquable : ils peuvent se poser la question de savoir si leurs actions sont vraiment libres. En cherchant à répondre à cela, ils détectent néanmoins une tension entre deux idées : (a) ils sont des agents libres mais (b) ont aussi de bonnes raisons de penser que leur comportement est déterminé par des causes de toutes sortes  (environnementales, héréditaires, sociologiques, éducatives, psychologiques, biologiques ou plus contemporaines, génétiques, neurophysiologiques ou encore théologiques ou carrément exotiques par des causes astrologiques) dont ils n’ont pas pleinement conscience. La tension entre ces deux idées se transforme en problème, c’est celui du libre arbitre.

Le problème du libre arbitre n’est ni un problème psychologique, ni juridique[1], mais métaphysique. Il revient à se demander si les êtres humains ont la capacité ou le pouvoir d’agir, de façon telle qu’ils seraient, à eux seuls, la cause de leurs actions. Autrement dit, sans être physiquement ou psychologiquement contraint, on se pose la question de savoir si un être humain a le pouvoir de générer de nouvelles chaînes causales. Si on pense que c’est le cas, c’est alors un phénomène unique et assez mystérieux dans notre monde physique, et pour soutenir une telle position, il faut alors écarter la causalité des événements et introduire la notion spécifique de causalité « agentive » qui essaiera de rendre compte de ce libre et puissant pouvoir. Toutefois, même si cela n’existe nulle part ailleurs dans la nature, le libre arbitre soutient une intuition puissante qui irrigue toute notre vie morale et relationnelle et se trouve être au soubassement des notions de dignité et d’autonomie de la personne. Souvent convoquée pour fonder notre responsabilité morale, voire notre responsabilité juridique, le libre arbitre apparaît, en effet, comme la condition qui nous permet de délibérer avant d’agir.

Mais sommes-nous à ce point détachés de la nature ? Le résultat de notre délibération n’est-il pas déterminé par des forces sous-jacentes à l’œuvre dans nos cerveaux ?  Le psychologue Daniel Wegner[2] pense que certes il semble que nous sommes des agents et que nous causons ce que nous faisons… mais qu’il est plus exact de dire que c’est une illusion. Quant au neuroscientifique Patrick Haggard[3], prenant parti dans le débat  métaphysique, il conclut, eu égard aux résultats de ses recherches, que nous n’avons pas de libre arbitre (enfin pas dans le sens particulier d’avoir le pouvoir de faire des choix et d’avoir des pensées indépendamment de processus physiques).

Lorsque des sciences comme la psychologie ou la neuropsychologie – sciences que l’on ne peut traiter à la légère – nous livrent des conclusions philosophiques aussi fatales, nous pouvons alors être tentés par des raisonnements du type :

Puisque nos comportements sont causés par l’activité d’une partie de notre cerveau, le libre arbitre est une illusion.

Par conséquent, ne pouvant opposer une cause entièrement libre à ce déterminisme cérébral, notre responsabilité morale, voire juridique ne peut être invoquée. Autrement dit, libre arbitre et déterminisme neurophysiologique ne sont pas compatibles. Cette position qui prend ici une tournure pessimiste est alors contrée par  une autre position qui affirme que « Non ! Le déterminisme ne peut pas être vrai pour un certain nombre d’actions puisqu’en vertu de notre libre arbitre nous sommes bel et bien responsables de nos actes ! » Ces deux positions dites « incompatibilistes » constituent les avant-postes de deux camps qui s’opposent en un combat, « mortel »[4] de par sa nature, et que les avancées en psychologie et en neuropsychologie viennent aujourd’hui attiser.

Les arguments qui opposent la position du libre arbitre à celle du déterminisme ne datent pas d’hier. « Que tout cède à la Loi, tel est l’idéal antique. La Loi domine le monde et soumet toutes choses à sa puissance ; quand Zeus semble vouloir la méconnaitre, elle est plus forte que lui ; les dieux sont soumis à Zeus ; les éléments, les plantes, les animaux, tout obéit aux lois éternelles, et l’homme seul pourrait leur désobéir ! » écrit G. Fonsegrive dans son Essai sur le libre arbitre en 1896. Il n’y a pas d’argument décisif – et c’est le plus souvent le cas pour les arguments philosophiques qui ne peuvent apporter que des raisons d’adhérer à une conclusion – aucune inférence analytiquement irréfutable susceptible de résoudre le problème métaphysique entre le déterminisme, le libre arbitre et la responsabilité. Néanmoins, le problème est, et demeure, métaphysique.

libre arbitre

On peut cependant être amené à défendre le point de vue que la relation de causalité est une structure fondamentale du monde, que tous les phénomènes, incluant les actions humaines, sont pleinement causés, que les événements du cerveau et du système nerveux s’expliquent causalement, comme la météorologie ou la mécanique et que la neurobiologie est aujourd’hui la science qui rend le mieux compte de l’intimité entre le corps et l’esprit, sans que cela ne fasse disparaître la responsabilité morale. C’est que la causalité n’est pas l’équivalent de la contrainte ! Etre amené à soutenir que tous les comportements sont causés, ce n’est pas soutenir que la causalité est synonyme de compulsion – même si nos décisions sont des réactions électrochimiques ! C’est pourquoi alors que l’on ne demande pas à une force mécanique de répondre de ses actes, on le demande aux êtres humains car ils sont des agents, c’est-à-dire des êtres qui nourrissent des intentions.

– Mais est-ce que le fait que la production d’intentions soit un processus neurophysiologique susceptible de causer un comportement, ne nous rend plus responsables de rien ?

– Bien sûr que non !

– Alors autre chose : Est-ce que le fait que la chimie organique nous apprend que les organismes vivants sont constitués de matière, fait de l’élan vital une illusion ?

– Oui probablement.

– Mais est-ce que le fait que la neurobiologie nous apporte de bonnes raisons de croire que l’esprit a quelque chose à voir avec ce qui se passe dans un cerveau, fait que le libre arbitre est une illusion ?

– Oui probablement aussi, mais seulement si le libre arbitre est ce fameux fantôme dans la machine…

Et c’est ici que le problème du libre arbitre apparaît davantage comme un problème de la relation du corps et de l’esprit plutôt qu’un problème lié au déterminisme causal.

Que la science nous fasse connaître au plus près la connexion entre l’esprit, le cerveau et l’action ne peut pas radicalement modifier l’image que nous nous faisons de nous-mêmes comme agents. Ce que nous pouvons attendre de la science c’est qu’elle approfondisse notre connaissance du fonctionnement du libre arbitre, et non pas qu’elle nous livre une conclusion à partir d’un concept du libre arbitre incompatibiliste, qui implique, il est vrai la fausseté du déterminisme. Toutefois, il se pourrait alors que dans sa livraison de découvertes, la science nous apporte certaines choses pour pourraient bien venir agacer nos ego, des choses par exemple qui montreraient que notre conscience ne fonctionne pas tout à fait comme nous le pensions ou que nous possédons un peu moins de libre arbitre que ce que nous aimions croire. Rien cependant qui puisse nous dire que nous ne sommes pas des agents et que la responsabilité est impossible.

Références

[1] 2007, Cf. Stephen Morse, dans « The Non-Problem od Free Will in Forensic Psychiatry and Psychology”, Scholarship at Penn Law. Paper 157,http://lsr.nellco.org/upenn_wps/157.

[2] 2002, The illusion of conscious will. Cambridge, MA: MIT Press.

[3] 2004, « Free Will and Free Won’t », American Scientist, July-August, p. 358-365

[4] Pour une défense philosophique du déterminisme contre le libre arbitre, cf., Etes-vous libre ? Le problème du déterminisme, de Ted Honderich, Syllepse, 2009. Et pour un point de vue « libertarien », cf. Qu’est-ce que le libre arbitre ?, de Cyrille Michon, Vrin, 2011. La page web de Ted Honderich contient une vaste liste de liens donnant l’accès à un grand nombre de textes sur le débat entre déterminisme et libre arbitre.


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