Invisibilité de la cause mentale

Première publication, juin 2012 (révisée août 2015)

Contre le déterminisme, la cape d’invisibilité de la cause mentale est-elle la solution métaphysique ?

invisibilité

Une pierre qui vole, cela s’explique par une force qui agit sur elle. Quelqu’un l’aura sans doute lancée ou un autre objet, une autre pierre peut-être l’aura violemment percutée, la faisant passer d’un état à un autre. Ici, la cause de cet effet, la pierre qui vole, est aisément détectable ; elle est visible et extérieure à la pierre elle-même.

En revanche, une personne, ou pour le dire autrement, un agent libre, a non seulement la capacité de former des intentions mais aussi de causer librement des actions. C’est ainsi qu’une personne forme des intentions, délibère et choisit d’entreprendre telle ou telle action. C’est pourquoi la liberté implique que les causes des actions n’ont pas à être recherchées dans des événements qui les précèdent et qui seraient hors de contrôle de l’agent mais dans les pensées que l’agent produit. Autrement dit, si l’on définit la liberté comme la possibilité pour une personne de pouvoir agir de façon telle qu’elle aurait pu agir autrement, la cause de l’action libre n’a elle-même pas de cause. On définira alors la liberté comme la capacité d’initier une cause nouvelle, de rompre la suite des événements  qui se succèdent inévitablement (Kant, Troisième antinomie, Critique de la raison pure).

C’est ainsi que soutenir le libre-arbitre revient à défendre la thèse d’un dualisme interactionniste, thèse selon laquelle les états mentaux, s’ils ne sont pas des états physiques, peuvent néanmoins, parce qu’ils ont des pouvoirs causaux qui leur sont propres, entrer dans une relation causale avec des états physiques. Il peut, certes, sembler extravagant de postuler des causes non physiques en plus des événements physiques mais nous, les personnes, avons l’intuition persistante que les événements mentaux qui se produisent en nous telles que les sensations ou les pensées sont complètement différents des événements physiques.

L’ontologie des deux substances peut alors expliquer et résoudre cette interaction entre le corps et l’esprit. En effet, selon le dualisme des substances, vous et moi, les personnes, sommes des substances. Cela signifie que vous et moi, et les autres personnes, nous ne sommes pas dépendants, pour exister, d’autres objets. Et en affirmant que les personnes ne dépendent pas de quelque chose d’autre pour exister, on pense tout de suite au corps de ces personnes. Des questions alors fusent : Pourriez-vous exister même si vous n’aviez pas de corps ? Pourriez-vous être désincarné ?

Aujourd’hui, face à la physique contemporaine, le dualisme des substances est une thèse difficile à défendre. Si on est enclin, par exemple, à penser qu’il existe un lien entre la causalité et l’énergie, que la cause produit un effet en vertu de l’énergie qu’elle possède, qu’un processus causal est le fait, pour le dire comme Max Kistler[1] que ce qui est transmis entre la cause et l’effet est quelque chose de matériel, il devient alors difficile d’attribuer à l’esprit non-physique une propension quelconque à affecter cette énergie. Ne pourrait-on pas, cependant, défendre l’idée d’ « énergie psychique » qui pourrait venir s’ajouter comme une force supplémentaire aux forces physiques traditionnelles de la gravitation et de l’électromagnétisme ?[2]

Mais comment, une telle « énergie psychique » manquerait-elle d’être interprétée comme une nouvelle variété de force physique ? En effet, toute chose pouvant exercer une force sur des objets physiques est, de fait, quelque chose de « physique » et la force en question est par conséquent « physique ». On pourrait même définir le terme « physique » comme ce qui est susceptible ou capable d’exercer une force. D’ailleurs, lorsque l’on confronte le principe de la clôture causale du domaine physique à la thèse interactionniste cela nous conduit à un argument qui apporte une bonne raison de penser que les événements physiques et les événements mentaux sont identiques. Le voici :

i)    Tous les effets physiques ont des causes physiques suffisantes (Complétude)

ii)    Certains événements mentaux produisent des effets physiques (interactionnisme)

iii)   Les effets des causes physiques ne sont pas surdéterminés, à moins que nous ayons à faire à des causes qui coïncident.

iv)   En conséquence, certains événements mentaux sont identiquesà des événements physiques.

Le dualiste peut toutefois admettre que des événements neuraux dans le cerveau d’une personne produisent un effet physique, cependant il ne peut négocier l’intuition qu’une cause mentale peut également remplir ce rôle, et qu’elle n’est pas une simple coïncidence (principe iii).

La thèse interactionniste a été défendue par Descartes et repose sur la dualité des substances. Quant à la relation causale entre l’esprit et le corps, si elle reprend notre sens commun[3], elle s’appuie sur cette ontologie des deux substances dotées chacune de caractéristiques qui s’excluent : l’étendue et la pensée. Certes Descartes explique le mécanisme de l’âme qui pousse les esprits animaux actionnant les muscles dans le mouvement volontaire, mais l’argument interactionniste est  avant tout un argument a priori. Toutefois, les critiques de Descartes n’auront de cesse de s’appuyer sur des considérations empiriques comme par exemple le fait que l’âme ne peut pas être en mouvement alors que seul un mouvement peut pousser les esprits animaux. Mais ce genre de critique fait usage d’une catégorie propre à l’étendue ; or l’âme n’est pas localisée C’est pourquoi les objections qui se construisent à partir de données observées dans l’étendue sont, pour le dualiste, non pertinentes. Quant à la fameuse objection de l’âme qui meut la glande pinéale et augmente ainsi la quantité de mouvement, contredisant en cela la loi physique de conservation, Descartes postule que l’esprit immatériel peut modifier les flux des esprits animaux dans la glande pinéale sans affecter la quantité  de mouvement dans le monde matériel. L’esprit peut ainsi modifier la direction de certains mouvements du corps sans violer les lois physiques.

Aujourd’hui, le problème de la causalité mentale n’est plus de savoir si la loi de conservation est ou non violée mais si une explication causale non-physique de certains phénomènes physiques est superfétatoire. Mais comment rendre compte d’une explication non-physique ? Ce qui est sûr c’est que les moyens d’investigation que le scientifique a à sa disposition ne lui permettent d’observer que des événements physiques et des relations causales que soutient le principe de complétude (i). En suivant  l’investigation physique, comme pour la pierre qui vole, il n’y a pas de hiatus dans le chemin causal qui fait voler la pierre. La force qui agit sur l’objet peut être clairement identifiée. Une cause et seulement une cause suffisante a déclenché son mouvement. C’est que rien n’arrive sans une cause ! Peut-être, mais n’y a-t-il pas une différence entre une pierre et une personne, voire un animal ?

Paul Rée, dans Die Illusion der Willensfreiheit[4]  soutient qu’en fait, il n’y a pas beaucoup de différences dans les causes du comportement de la pierre et de celui d’un âne et guère plus entre celui d’un âne et celui d’un homme. Ainsi, un âne qui se trouverait entre deux bottes de foin, tournera la tête à droite ou à gauche ou peut-être fera-t-il autre chose comme sauter brusquement, délaissant le fourrage, ou plus prosaïquement laissera-t-il choir sa tête entre ses pattes… Mais, nous fait observer l’auteur, de tous ces modes de comportements possibles, un seul sera réalisé, un seul recevra une cause suffisante. En admettant que l’âne tourne la tête vers la botte de foin située à sa droite, ce mouvement présuppose que certains muscles aient été contractés et que la cause de cette contraction soit située dans quelques nerfs. Quant à la cause de l’excitation de ces nerfs nous la trouverons dans un certain état de son cerveau et cet état sera celui que l’on pourra appeler « sa décision » de tourner la tête vers la droite.

Quelques instants avant de tourner la tête, son cerveau n’était cependant pas en état d’avoir constitué la cause suffisante pouvant produire ce mouvement. On peut dire alors que l’âne n’avait pas encore pris sa décision. Ce changement d’état dans le cerveau de l’âne peut être attribué à une impression qui agit comme un stimulus extérieur ou à une sensation qui survient sur son état interne. Par exemple la sensation de faim et la croyance (une croyance d’âne !) qu’à sa droite se trouve une botte de foin, affectant le cerveau de l’âne modifie son état de façon telle que se constitue une cause suffisante qui produit l’excitation des nerfs et la contraction des muscles. L’âne maintenant « veut » tourner la tête à droite ; il le fait.

Le mouvement de la tête de l’âne et le vol de la pierre subissent des forces qui agissent comme une cause suffisante. La différence est que l’âne « veut » tourner la tête alors que la pierre vole parce qu’elle est lancée. Cela fait une différence ! L’âne n’a rien d’une pierre ! Néanmoins chaque mouvement et chaque action de sa volonté ont des causes qui sont comme les causes qui font voler la pierre. Certes, la cause du mouvement de la pierre est externe et visible alors que l’acte de la volonté de l’âne est interne et invisible. L’état de son cerveau nous est caché. C’est que si la botte de foin est visible, ce qui cause son comportement ne l’est pas. C’est un processus interne. La botte de foin n’entre pas en contact visible avec le cerveau mais agit à distance. On persistera néanmoins à penser que la cause qui explique le mouvement de la tête de l’âne est sa volonté et qu’elle n’est pas causalement déterminée, autrement dit que toute la description en termes physiques ne forme pas la cause suffisante qui explique ce mouvement, que l’action de sa volonté est l’absolu commencement d’une chaîne causale même si cela contredit la validité du principe de la complétude causale du domaine physique. Mais pourquoi la volonté de l’âne devrait-elle échapper à la clôture causale et se manifester sans être causée par quelque état physique ? La volonté a un statut très spécial. D’autres états comme l’abattement ou la lassitude ou l’indifférence n’apparaissent pas très différents mais nous laissent plus enclins à penser que ces états mentaux ont sans doute, eux, une cause. En revanche, en ce qui concerne la volonté de la pensée, nous admettons qu’elle puisse produire un effet en tant que « volonté ».

Cette intuition cruciale que la volonté n’est pas causalement déterminée, non seulement nous l’avons d’un point de vue en troisième personne expliquant ainsi avec naturel que l’âne a voulu tourner la tête à droite, mais aussi que si l’animal avait été doté de notre capacité de réflexion, la cause qui produit sa volonté, puisqu’elle ne se hisse pas jusqu’à la conscience, lui aurait également échappée. C’est pour cela – faisons parler l’animal – que l’âne a raison de penser qu’il aurait pu tourner tout aussi bien la tête vers gauche et non plus à droite. Son état  à ce moment-là, sa position relative aux bottes de foin, s’ils avaient été un tant soit peu différents, il aurait tourné sa tête à gauche. Ainsi, l’affirmation qu’aurait alors pu nous faire l’âne, à savoir « je pourrais avoir agi autrement », est parfaitement vraie dans le sens ou tourner la tête à gauche était bien un des mouvements que l’âne aurait pu effectuer. Ainsi, comme la pierre aurait pu ne pas être lancée, l’âne aurait pu ne pas tourner la tête à droite. Le cerveau de l’âne serait resté dans le même état si aucune cause telle que la sensation de faim associée à la perception de la botte de foin ne s’était produit. Aucun changement ne peut donc se produire sans cause.

Mais l’homme, lui, n’est pas un âne ! Et il peut le prouver facilement que sa volonté est bien une cause qui initie une nouvelle chaîne causale.

En effet, je lève mon bras quand je le veux et je le prouve. Je veux lever mon bras et je le fais. C’est ma volition, ma volonté en acte, qui est la cause et celle-ci n’est pas déterminée car je peux en décider autrement. La cause de mon bras qui se lève est donc bien le fruit de ma décision libre. Oui, mais cette volition a aussi une cause qui est mon intention de montrer que ma volonté libre est efficace pour lever mon bras. Comment cette intention a-t-elle été produite ? Sans doute suite à une conversation ou une énième réflexion sur le libre-arbitre où il m’a fallu démontrer que ma liberté avait bien un effet sur les mouvements de mon bras.[5] Il est donc facile d’affirmer que je peux faire ce que je veux. Dans un sens, affirme Paul Rée, c’est correct et dans un autre, c’est faux. C’est correct de considérer que la volonté est une cause mais qu’elle est aussi un effet et c’est faux de penser qu’elle est exclusivement une cause. Selon lui, et bien avant les fameuses expériences de Benjamin Libet qui peuvent être interprétées comme mettant en doute l’efficacité de la volonté, nos volitions sont toujours causalement déterminées bien qu’elles persistent comme étant un commencement absolu. Voilà, comment, pour Paul Rée, la messe déterministe est dite !

Maintenant, on peut se demander pourquoi le dualiste interactionniste, même s’il n’est plus tout à fait cartésien comme John Lowe[6], n’abandonne pas sa thèse. Pour la dualiste, l’investigation physique n’est pas complète et la thèse physicaliste, que soutient le principe de complétude, est victime d’une sorte de suffisance, pas dans le sens causal cette fois, liée à l’absence de trous dans le tissu des événements qui se succèdent. Ainsi, un neurobiologiste pourra expliquer un événement physique comme un mouvement de tête en termes d’événements cérébraux. L’existence d’un événement mental, s’il y en avait un, lui serait totalement invisible, et ce, en raison même de son investigation limitée. Ainsi, toute contribution causale du mental ne pourrait être détectée. Selon le dualiste qui attribue un rôle causal au mental, parce que le neurobiologiste est assujetti au principe méthodologique de la complétude causale, l’explication est tout simplement incomplète. Le neurobiologiste peut néanmoins tenter de vérifier s’il existe ou non une possibilité d’attribuer un rôle causal à ces événements causaux. Mais que découvrirait-il ? En interrogeant la personne et en observant son cerveau, il pourrait reconnaitre qu’il existe bel et bien des événements mentaux qui se produisent simultanément à certains événements physiques qui forment, eux, une cause suffisante. Dans ce cas-là, les philosophes se diviseront sur les thèses à défendre : certains diront que l’événement mental en question est un épiphénomène, alors que d’autres diront que ces événements sont identiques à ceux qui se produisent dans le cerveau ou encore que l’événement mental est réalisé par l’événement physique. Le scientifique pourra cependant finir par admettre l’idée qu’il y a une corrélation entre les événements mentaux et les événements physiques. Toujours est-il que si le dualisme interactionniste est vrai, et cela demeure important pour notre conception du libre-arbitre, alors la cause mentale est invisible. Et ce n’est pas une évidence empirique qui pourra déloger l’argument.

Références

[1] Causalité et lois de la nature, Vrin, 1999. Voir également pour la causalité comme transmission W. Salmon, Scientific Explanation and the Causal Structure of the World, Princeton University Press, 1984 et P. Dowe, Physical Causation,  Cambridge University Press, 2000. Voir également, V. Lam dans Klesis, « Métaphysique de la causalité et physique de la relativité générale », 2009.

[2] W. D. Hart dans The Engines of the Soul, Cambridge University Press, 1988, tente de montrer que la nature de la relation causale entre le corps et l’esprit peut s’expliquer comme un échange d’énergie entre l’esprit et le cerveau.

[3] « Que l’esprit, qui est incorporel, puisse faire mouvoir le corps, il n’y a ni raisonnement no comparaison tirée des autres choses qui nous le puisse apprendre ; mais néanmoins nous n’en pouvons douter, puisque des expérienes trop certaines et trop évidentes nous le font connaître tous les jours manifestement. » Descartes à Arnaud, le 9 juillet 1648.

[4] Je découvre la traduction anglaise, partielle, de certains chapitres du livre de Paul Rée sur une page Web de Ted Sider.

[5] Paul Rée se moque de ce test sempiternel qui consiste à prouver sa volonté libre en levant le bras, droit le plus souvent, et jamais en s’arrachant les cheveux…

[6] 2008, Personal Agency, The Metaphysics of Mind and Action, Oxford University Press.

 

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