La disparition de Jaegwon Kim

Jaegwon Kim, l’un des philosophes contemporains des plus éminents, vient de mourir. Il aura marqué – et marquera encore longtemps par la clarté de ses arguments –, toute la recherche en philosophie de l’esprit.

Jaegwon Kim
1934 – 2019

Son aire d’intervention qui engage une réflexion des plus rigoureuses en épistémologie et métaphysique de l’esprit, couvre une variété de questions qui vont, entre autres, de l’émergence à la théorie de l’action, de la causalité mentale au statut des lois. D’une manière générale, la force de sa philosophie, à la fois centrée sur l’argument et la rigueur des inférences, repose sur une façon de procéder scrupuleusement analytique. Elle est en cela le fruit de l’héritage de ses maîtres que furent Carl Hempel et Roderick Chisholm, qui pratiqueront scrupuleusement un style philosophique loin des obscurités et des fausses profondeurs. Ainsi, lisant Kim, suivant pas à pas ses raisonnements, on perçoit vite la valeur d’un travail profondément respectueux des thèses adverses dont il saura détecter les failles dans le but de venir renforcer ses propres arguments. C’est un labeur constant, honnête et méticuleux qui va alors se déployer, pendant près de cinquante ans, dans tous ses livres et ses nombreux essais.

La façon qu’aura eu Kim d’aborder la philosophie de l’esprit se détache des sciences cognitives et des approches psychologiques au profit de la métaphysique. C’est ainsi qu’il se focalisera sur le problème du corps et de l’esprit, en particulier la causalité mentale. Pour aborder ces questions, Kim n’aura de cesse de chercher à clarifier des concepts fondateurs qui influenceront toute la recherche dans le domaine, tels que l’émergence, la survenance, les événements, la réduction, la réalisation, l’épiphénomène, la clôture causale. Il défendra des théories dans lesquelles, s’approchant au plus près du physicalisme – qu’exprime bien le titre de son ouvrage Physicalism, or something near enough –, qu’il considèrera comme la meilleure des thèses insatisfaisantes pouvant rendre compte de l’esprit.

S’il fallait retenir un argument parmi le riche travail du philosophe de l’université Brown, c’est celui intitulé « argument de la survenance » – qui fut aussi présenté sous le nom d’ « argument de l’exclusion causale du mental ». Il s’agit alors de stabiliser non seulement le problème de la causalité mentale mais de lui donner un sens. La thèse discordante, qui servira de fondation à son argument sera celle du physicalisme non réductif. Le monisme anomal de Davidson, qui soutient l’idée d’une identité des occurrences mentales (Token Identity) mais conteste le lien entre les types mentaux et physiques (Type Identity) et qui, de surcroît exige que les relations causales n’existent qu’à l’intérieur du domaine physique – que régissent des lois strictes –, sera alors l’objet de ses principales objections. 

De nombreux philosophes vont aussi contester la thèse de l’anomalisme faisant valoir l’existence du lien de survenance entre le mental et le physique. Réalisées par des propriétés physiques (neurobiologiques et pourquoi pas non-biologiques) les propriétés mentales peuvent ainsi être à la fois marquées par la distinction et une certaine dépendance/assise à l’égard du domaine physique. Cette thèse de la réalisation physique du mental, qui ne peut lui être réduit, souffre néanmoins d’une faiblesse majeure : le pouvoir causal qu’octroient les propriétés mentales aux organismes dotés d’un esprit sont les pouvoirs de propriétés physiques. Ce que va alors montrer l’argument de la survenance, c’est que le pouvoir causal du mental est celui du pouvoir sous-jacent sur lequel il survient.

L’argument de l’exclusion posé, prônant une réduction du mental sous la forme d’une conservation à l’intérieur du domaine physique, va alors arrimer tout un ensemble de discussions. L’approche que soutient l’idée d’émergence par exemple, tentera d’étayer l’idée que les propriétés de niveau supérieur, comme la conscience ou l’intention, ont des pouvoirs causaux qui vont bien au-delà des pouvoirs causaux de la base réalisatrice avec lesquels ils sont corrélés. Mais ce que relèvera Kim, c’est que les propriétés de niveau supérieur sont des propriétés au sens de « second ordre », c’est-à-dire des propriétés de propriétés, le plus souvent qualifiées de fonctionnelles, qui remplissent un rôle causal. Ainsi, le réalisateur de la douleur par exemple ne peut avoir de pouvoir causal en plus de celui de la propriété physique sur laquelle il survient.

Cette brève présentation de l’argument de la survenance illustre la rectitude du raisonnement kimien mais montre également jusqu’où le physicalisme qu’il défend vient se limiter. En effet, s’il reste encore des champs d’investigation dans lesquels il est encore possible de progresser concernant la subjectivité, il se pourrait que le problème de la conscience se heurte à ce something near enough du physicalisme. En effet, les arguments de Kim aboutissent à la conclusion que les qualia ne sont pas fonctionnalisables, que le quale du rouge ou du vert par exemple ne peuvent s’expliquer au moyen de la théorie fonctionnaliste. C’est un point crucial. Mais peut-être devons-nous accepter, semble suggérer le philosophe, ce trait épiphénoménal du mental.

Comme on le voit, le travail persévérant de Jeagwon Kim est soumis à une méthodologie exigeante de clarté et de précision. En choisissant l’angle de la métaphysique et usant du style analytique le plus accompli, il nous permet de clarifier la question difficile de la relation entre le corps et l’esprit et d’avancer dans la compréhension de ce qu’est l’esprit dans notre monde physique.

Des ouvrages importants de Jaegwon Kim ont été traduits aux éditions d’Ithaque :

Philosophie de l’esprit

L’Esprit dans un monde physique

La Survenance et l’esprit, vol. 1

Trois essais sur l’émergence

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