L’ultime dualisme de Benjamin Libet

Première publication, décembre 2012 (révisée août 2015)

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Il semble bien exister quelque chose en nous qui décide de ce que nous allons faire. Ce travail d’arbitrage et de décision au sujet des choses que nous  ferons sont le fruit de notre volonté. Si je nourris l’intention d’aller courir alors que le temps est maussade et qu’après réflexion je décide de rester chez moi afin de continuer à écrire ce billet, je fais un choix conscient que je dois à ce qui en moi décide librement. En effet, rien d’autre que moi ne décide de rester assis à taper sur les touches du clavier de cet ordinateur plutôt que de sortir. Du moins,  en apparence…

En effet, lorsque le chercheur en physiologie  Benjamin Libet demanda (en 1983) à un sujet de s’asseoir face à une seule  touche (un interrupteur poussoir) et d’appuyer librement dessus, c’est-à-dire quand bon lui semblait, le scientifique observa, dans les réactions du cerveau du sujet qu’il recueillit, des données qui mirent en émoi le monde philosophique.

L’expérience consistait, pour le sujet, à fléchir le poignet afin de presser le bouton au moment de son choix. L’œil fixé sur une horloge, celui-ci devait simplement retenir le chiffre indiqué par l’horloge au moment où il prenait la décision d’appuyer. Alors qu’un électroencéphalogramme enregistrait l’activité électrique de son cerveau en continu, Libet put la comparer à sa prise de décision. Le résultat auquel la définition même de la volonté donnée en préambule comme « ce qui en nous décide des choses que nous allons faire » nous invite alors à penser qu’il venait de se passer sur l’échelle du temps quelque chose comme cela :

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Nous avons en effet le sentiment que le travail de la décision libre d’appuyer sur le bouton se produit avant toute activité cérébrale. Il est en effet très intuitif que ce soit l’intention consciente d’agir qui est la cause du mouvement du poignet – lui-même prenant sa source dans une activité cérébrale qui transmettra une série de réponses aux muscles qui se contracteront pour produire le mouvement.

Mais ce n’est pas tout à fait cela qui se produisit… Benjamin Libet releva, en effet, ceci :

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Une activité cérébrale (readiness potential) précédait d’une fraction de secondes l’intention consciente exprimée par le sujet. Autrement dit, le sujet prenait conscience de son intention de bouger le bras après que celle-ci se soit formée dans le cerveau. L’interprétation de ces résultats fut l’objet d’un débat qui ne semble pas vouloir se terminer : l’activité cérébrale de préparation observée avant que n’émerge la décision consciente de faire un geste  ne congédie-t-elle pas toute idée de libre-arbitre comme capacité à initier une nouvelle chaîne causale ? Ne montre-t-elle pas que la conscience que nous avons de nos propres intentions d’agir n’est en quelque sorte que le résultat de l’activité du cerveau plutôt que sa cause, autrement dit n’est qu’un épiphénomène ? Il y a bien quelque chose en moi qui décide de ce que je vais faire mais ce « quelque chose » décide pour moi ! Cette activité de mon cerveau anticipe ma volonté.

Pour Libet, la volonté devait pourtant bien s’exercer quelque part avant que le sujet n’appuie sur le bouton. Il finit par faire l’hypothèse que cette « volonté consciente » ne pouvait se manifester que dans l’intervalle, pour le moins ténu, situé entre le moment où l’intention émerge à la conscience et l’action. En effet, une période  d’environ deux dixièmes de seconde, alors que la phase non consciente est amorcée, laisse au sujet la possibilité d’inhiber ou de bloquer son geste.

gif volonté

Ouf ! Il y a donc, dans tout ce processus initié par une activité physique soumise à des lois déterministes, un espace, certes rétréci, mais dans lequel le sujet peut encore agir librement. Mais ce que Libet nomme un « droit de veto », cette inhibition ou blocage du geste (ce passage du « free will » au « free won’t »), ne doit-elle pas être, elle-même, le résultat d’un nouveau potentiel de préparation (et sur lequel on pourrait avoir un nouveau droit de veto) ? Non, car ce droit de veto de la conscience, dont il est fait l’hypothèse, échappe au déterminisme des processus inconscients. Une telle hypothèse n’est-elle rien d’autre qu’un dualisme in extremis, un dualisme de la dernière chance ? En effet, l’hypothèse du veto de Libet, qui arrache littéralement le sujet au déterminisme, suit certes le préalable de l’activité cérébrale préconsciente mais se comprend sans elle !

Son dualisme, affirme Libet n’est toutefois pas cartésien. Ce qu’il appelle le « Champ mental cérébral » n’est pas séparable du cerveau[1] mais rend compte de l’expérience subjective qui, bien qu’elle soit précédée par une activité cérébrale et puisse être corrélée avec des événements du cerveau, est un phénomène non physique. Il précise :

« … ce n’est pas un « fantôme » dans la machine. Cependant, comme c’est  un système produit par les actions de milliards de cellules nerveuses, il peut avoir des propriétés que l’on ne peut pas prédiquer de ces activités neurales. C’est un phénomène non physique, comme l’expérience subjective qu’il représente. Le processus par lequel le champ mental cérébral résulte des éléments qui y contribuent n’est pas descriptible. Il doit simplement être considéré comme un nouveau « donné » fondamental de la nature, qui est différent des autres « donnés » fondamentaux comme la gravité ou l’électromagnétisme. »[2]

Ainsi ce droit de veto que Libet n’interprète pas comme le passage de relais à un « moi » conscient qui agirait en dehors de la scène cérébrale est néanmoins bien une position dualiste des plus fermes. Alors, face à la menace d’un cerveau qui nous donne cette impression de tirer les ficelles, de nous réduire à l’état de marionnette biochimique, sommes-nous contraints, pour sauver notre libre-arbitre, de redevenir des dualistes ultimes ou, découragés, de confier les clefs de l’explication de notre-libre à la science (qui, accumulant des données de plus en plus précises ne pourra qu’entériner une conclusion illusionniste à propos de notre sentiment de liberté) ?

Références

[1]2006, Benjamin LIBET, « Reflections on the interaction of the mind and brain », Progress in Neurobiology, p. 322-326.

[2] Ibid. p. 324.

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2 Commentaires

    • AUBAULT sur 21 septembre 2019 à 21 h 24 min
    • Répondre

    Bonjour Mr LOTH,
    Je viens de découvrir votre site actuel qui est très bien construit et aisé à utiliser.
    Je ne comprends pas LIBET. Je ne suis pas la description de Benjamin Libet, il est logique que la réflexion du cerveau se mette en action avant la décision et l’acte. L’activité cérébrale est tjs la première intervenante, même si rapide que l’on peut ne pas en prendre conscience,
    et si un événement se produit avant ou au début du mouvement celui-ci peut être suspendu du fait du libre arbitre final.
    Tout en étant dépendant de bien des paramètres, dans la majorité des actes, le libre arbitre peut se manifester en final (selon la personnalité de chacun)
    Nous avons étudié ce sujet dans vos cours, je reste fidèle au libre arbitre qui est le fondement de la liberté que l’Homme n’a pas encore atteint.

    Bien cordialement
    Jean Aubault

    • Louis BASSET sur 5 octobre 2021 à 17 h 49 min
    • Répondre

    Si j’admets que JE ne suis pas autre chose que mon activité cérébrale, c’est bien Moi qui prends la décision. il est normal qu’il y ait un infime décalage entre le moment où cette activité commence (MOI à l’instant -0,55 s) et l’instant où elle devient consciente (MOI à l’instant -0,2 s). Cette activité neurophysiologique (MOI) est certainement conditionnée, mais on peut penser que des phénomènes de rétroaction (feed-back) font qu’elle participe à son conditionnement. D’où le « libre-arbitre ». Si ce qu’on appelle MOI s’inscrit dans le temps (activité) et non dans l’espace (pas de « fantôme »), ce qui en MOI décide de ce que je vais faire, ce n’est rien d’autre que MOI, une petite portion de MOI.

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