Résoudre le problème corps-esprit d’une façon radicale : le matérialisme éliminativiste

Première publication, février 2007 (révisée août 2015)

La thèse éliminativiste affirme que les notions d’états mentaux et leurs propriétés sont posées en termes (proto) scientifiques désuets au sein d’une psychologie du sens commun (folk psychology). Une science du futur finira par conclure que des entités comme les croyances ou les désirs, voire les sensations n’existent pas. Le matérialisme ou physicalisme dans le cadre de neurosciences remplacera cette science surannée. Paul Churchland pose de façon radicale l’objectif du programme éliminatif :

Le matérialisme éliminativiste est la thèse suivant laquelle notre conception commune des phénomènes psychologiques constitue une théorie radicalement fausse, à ce point déficiente que ses principes et son ontologie seront un jour non pas réduits en douceur mais remplacés par les neurosciences parvenues à maturité.[1]

Churchland

Pour les éliminativistes, parler d’esprit n’est que le reste d’une croyance selon laquelle la nature est régie par des âmes ou des esprits, de façon analogue à la volonté humaine. Ces genres d’explications animistes ont été graduellement remplacés par des explications purement physiques, exceptées dans un domaine : le comportement des créatures intelligentes. En effet, nous continuons à voir les êtres humains et certaines autres créatures non humaines, comme des systèmes physiques incluant un composant vital mental : l’esprit. Dans nos moments les plus scientifiquement inspirés, nous parvenons à construire une théorie de l’identité de l’esprit avec le cerveau des créatures intelligentes. Cependant, raillent les éliminativistes, c’est comme identifier l’esprit de la forêt avec son écosystème ou le dieu Eole avec la différence de pression des masses d’air. La science va plus loin et nous apprend que de telles entités n’existent pas. Nous n’étudions ni l’esprit de la forêt ni l’action du dieu Eole. Ces entités sont remplacées par l’étude des combinaisons d’espèces et par celle des différentiels de pression qui est la force déplaçant l’air. Les avancées dans les neurosciences, affirment les éliminativistes, va dans cette direction : l’esprit humain ira rejoindre l’esprit de la forêt et le dieu Eole dans le monde des entités établies par des fausses théories.

L’argument éliminatif peut se poser ainsi :

1) La psychologie du sens commun est analogue à une théorie scientifique obsolète comme l’alchimie.

2) L’alchimie est une théorie scientifique fausse qui ne s’applique pas à la réalité et les entités qu’elle décrit n’existent pas.

3) En conséquence, il est possible que la psychologie du sens commun soit fausse, qu’elle ne s’applique pas à la réalité et que les entités qu’elle décrit n’existent pas.

La première prémisse de l’argument s’appuie sur une analogie que ceux qui objectent à la thèse éliminativiste ne reconnaissent pas. Il est en effet légitime de se demander si notre psychologie du sens commun qui nous permet, par exemple, de faire des prédictions au sujet du comportement d’autrui en leur attribuant des croyances et autres états intentionnels, est à considérer comme une théorie empirique scientifique. Il existe un système comparable à la psychologie ordinaire dans un autre domaine, qui est la physique ordinaire, une physique pour la vie de tous les jours, et qui n’a jamais été éliminée par la physique moderne. En effet, on peut rester ignorant toute sa vie des théories physiques et utiliser un ensemble de connaissances tacites que la dernière théorie physique ne viendra jamais éliminer. Un jeune enfant, par exemple, fait l’expérience d’objets qui se déplacent naturellement vers le bas lorsqu’on les lâche. Très vite, cette connaissance, imposée par son environnement, intègre une sorte de physique naïve qui lui permettra de faire des prédictions au sujet d’un ensemble objets de taille moyenne. Ainsi, ne faut-il pas distinguer la physique naïve des théories physiques élaborées au moyen d’une expérimentation rigoureuse et choisies après avoir été testés par induction ? Cette question ne se pose-t-elle pas de la même façon au sujet de la psychologie du sens commun ?

Baker

Pour Lyne Rudder Baker[2] la thèse éliminativiste n’est ni plus ni moins qu’un suicide cognitif. Pour étayer sa thèse, elle questionne la cohérence de la thèse éliminativiste. Pour elle, l’éliminativisme est tout simplement, au sens strict, incroyable. Pouvons-nous en effet, demander à quiconque de croire que les croyances n’existent pas ? Si, selon la thèse éliminativiste, il était vrai que les états d’esprits, les intentions, les contenus mentaux, n’existaient pas, ce ne serait pas quelque chose que quelqu’un pourrait croire. En effet, la vérité ou la fausseté a besoin d’être véhiculée par un contenu ou une représentation, deux « véhicules » que la thèse éliminativiste se propose d’exclure. Est-ce qu’une thèse niant nos conceptions du sens commun du mental peut être cohérente ? Est-ce que cela implique que la thèse éliminativiste n’est pas ou ne pourrait pas être vraie ?

Références

[1] 1981 « Eliminative Materialism and the Propositional Attitudes » trad. Française. P. Poirier, « Le matérialisme éliminativiste et les attitudes propositionnelles », in Philosophie de l’esprit : Psychologie et sens commun et sciences de l’esprit, D. Fisette et P. Poirier, Paris, Vrin, 2002, p. 117.

[2] 1987, Saving Belief : A Critique of Physicalism, Princeton University Press.

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