Descartes, la science et le monde privé

Première publication, février 2007 (révisée août 2015)

Il nous est tout à fait possible de penser à l’effet que cela fait d’avoir une migraine. Si maintenant nous avions la possibilité de scruter le cerveau d’une personne souffrant d’une migraine, qu’observerions-nous ? Ce que nous observerions, avec l’aide de la dernière technologie de l’imagerie cérébrale, capable de représenter en temps réel l’activité neurale par exemple, ne serait jamais ce que la personne souffrant de la migraine ressent. Et si un neurobiologiste, coutumier de l’investigation cérébrale mais n’ayant jamais éprouvé la moindre douleur à la tête, observait le cerveau de ce patient, que pourrait-il apprendre de la douleur de ce dernier ? Dans la mesure où strictement la douleur n’est aucunement une caractéristique neurobiologique, le scientifique échouerait totalement à la connaissance de cette douleur.

Nos expériences de consciences semblent donc bien être des expériences « privées ». En effet, lorsque nous avons une migraine, nous sommes capables de le savoir immédiatement. Nul besoin, pour savoir que nous avons mal à la tête, d’une évidence ou d’une observation quelconque pouvant nous apprendre l’existence de ce mal de tête. En revanche, pour savoir que mon semblable a mal à la tête, je dois observer son comportement, linguistique ou autre. Le neurobiologiste, évoqué ci-dessus, dans la mesure où certains événements dans le cerveau sont corrélés avec le comportement du patient, pourra inférer l’état d’esprit de celui-ci, mais ne pourra pas l’observer.

Une telle analyse est conforme au dualisme cartésien. En effet, le dualisme des substances nous entraîne à considérer deux voies d’accès à la connaissance des êtres pensants. Nous pouvons d’un côté étudier la biologie et la physiologie de tels agents, mais en le faisant nous passons sous silence leurs esprits. D’un autre côté, en se fixant l’étude de leurs esprits, nous pouvons ignorer leur constitution physique.

Le problème avec le dualisme cartésien est qu’il exclut de l’enquête scientifique l’étude même de l’esprit. La science étudie des états de choses objectifs, c’est-à-dire des états de choses que l’on peut appréhender à la troisième personne. Le contenu de nos esprits, quant à lui, n’est connaissable qu’à la première personne. Si je veux accéder à votre contenu mental, le seul chemin vers ces contenus qui s’offre à moi est l’observation de votre comportement. C’est uniquement en observant ce que vous dites et ce que vous faites que je peux appréhender quelque chose me signifiant que vous possédez un esprit. Autrement dit, cette observation, pour le moins incomplète, place l’esprit en dehors de la focalisation scientifique. Certes, cette observation du comportement couplée à l’étude du cerveau peut permettre d’inférer des corrélations entre des genres d’états neuronaux et des genres mentaux. La connaissance de ces corrélations devrait nous permettre d’inférer de manière fiable l’existence de ces états d’esprits en observant l’activité cérébrale. Néanmoins, nous échouerons à observer ces états cérébraux eux-mêmes. En conséquence, on peut affirmer qu’aucun état mental n’est accessible à l’observation – aucun état, sauf le mien !

Ce chemin cartésien, qui ne nous permet que de rendre compte de corrélations entre les occurrences mentales et certains événements cérébraux, pourrait bien être un chemin du doute. En effet si, par exemple, à chaque fois que vous ressentez une douleur, votre cerveau est dans un état particulier C, on pourra alléguer qu’il existe une corrélation entre le genre neurologique C et le genre d’état mental de votre expérience de la douleur. Si maintenant, en observant l’état du cerveau d’une personne, il s’avère que celui-ci se trouve dans cet état C et que cette même personne se comporte comme si elle ressentait la même chose que vous lorsque vous êtes dans un état de douleur, il semblerait que nous tiendrions là une certaine évidence de l’existence de la corrélation déjà observée sur vous-même. Cependant, lorsque vous observez le cerveau de cette personne, vous n’avez accès qu’à son état neurobiologique et à son compte-rendu comportemental. Avez-vous alors le droit d’affirmer que votre état mental ressemble à celui de cette personne ?

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