Ne pas savoir ce que cela fait d’être une chauve-souris

Première publication, janvier 2007 (révisée août 2015)

Selon Thomas Nagel, dans un texte devenu un classique (« What is it like to be a bat ? »)[1], le caractère subjectif de l’expérience de conscience est ce qui donne au problème corps-esprit, son aspect difficile, voire insoluble.

nagel

Dans le texte, il est question de chauves-souris et de leur mode spécifique d’orientation : l’écholocation. En effet, celles-ci, pour se diriger et attraper des proies, utilisent des informations de type auditif, émettant des sons de haute fréquence, qui sont réfléchis par les obstacles. Différents types de cellules sensorielles du cerveau analysent ces réflexions et les utilisent pour déterminer l’emplacement et les propriétés physiques des objets réfléchissants.

Nagel, en présupposant que les chauves-souris font des expériences de conscience, émet l’hypothèse suivante : étant donné leur appareil perceptif spécifique, les expériences de consciences des chauves-souris sont radicalement différentes des nôtres. Autrement dit, nos expériences de conscience et les expériences de conscience des chauves-souris ont des caractères qualitatifs différents. On pourrait ainsi bien passer notre journée accroché par les pieds, la tête en bas ou passer sa nuit à tenter d’attraper des insectes, l’exercice ne nous permettrait qu’une approche de ce que cela fait de nous comporter comme une chauve-souris. En effet, pour Nagel, nous ne pourrons jamais faire mieux et nous ne saurons jamais ce que c’est que d’être comme une chauve-souris. Comment un tel barrage entre les chauves-souris et nous peut-il s’expliquer ? Pourquoi ne pourrions-nous jamais savoir ce que c’est qu’être une chauve-souris ?

Le monde des ultrasons nous est barré parce que la fréquence de ces sons est trop élevée pour être audible à l’homme. Ainsi, l’approche que nous pouvons avoir des ultrasons ne peut être une approche vécue. Même si nous avons une connaissance complète de ce que sont les ultrasons, même si nous sommes capables de les utiliser pour la détection, exactement comme le fait la chauve-souris, l’aspect qualitatif de la sensation nous échappe. Autrement dit, notre compréhension objective et la plus complète qui soit du phénomène des ultrasons nous laisse devant la porte fermée du phénomène ressenti par une chauve-souris dans un monde d’ultrasons.

Ce que veut démontrer Nagel n’est pas que nous serions incapables d’avoir une compréhension ou une perspective de chauve-souris, ce qui est incontestable, mais que nous ne pouvons pas savoir ce que cela fait d’être une chauve-souris. Il n’est donc pas seulement question dans la démonstration de Nagel d’affirmer que le monde subjectif des chauves-souris est pour nous opaque, mais de mettre en évidence un caractère entièrement inaccessible à un observateur placé en troisième personne.

Vouloir comprendre un phénomène quelconque dans le domaine d’une science naturelle consiste à rendre compte de ce phénomène d’une manière qui dépasse le point de vue en première personne. Un phénomène physique comme l’arc-en-ciel, par exemple, produit un effet particulier sur l’observateur scientifique qui en fait l’expérience visuelle. On peut imaginer qu’un scientifique extraterrestre qui serait d’une constitution radicalement différente de celle des êtres humains, fasse une expérience de ce même arc-en-ciel, qui serait elle aussi radicalement différente de la nôtre. Néanmoins, les investigations empiriques que feraient des observateurs humains ou martiens, parce qu’il s’agit d’observateurs scientifiques, pourraient laisser de côté l’aspect qualitatif de leurs propres expériences dans la mesure où ce ne sont pas les impressions laissés par la lumière sur nos sens qui nous permettent de comprendre ce qu’est un arc-en-ciel.

Ainsi, en essayant de comprendre un phénomène météorologique comme un arc-en-ciel, on peut ignorer la nature subjective de l’expérience de l’observateur. En effet, les impressions que la lumière laisse sur nos sens n’est pas centrale à la compréhension que nous pouvons faire de la nature objective de la réalité de ce qu’est un arc-en-ciel.

Ce modèle, lorsque nous l’appliquons à l’expérience elle-même, ne fonctionne pas. En effet, que pouvons-nous obtenir si l’on essaie de réduire l’expérience à un phénomène objectif ? Qu’aurons-nous de plus à décrire qu’une certaine configuration neuronale particulièrement active dans une zone du cerveau de celui qui fait l’expérience ? Autant l’arc-en-ciel est identique à une réfraction de lumière, autant les qualités subjectives de l’expérience résistent à la description scientifique.

Pour autant, Nagel ne conclut pas que puisque ce genre d’expérience échappe à l’enquête scientifique, nous devons en conclure que le physicalisme est faux. Conclure cela serait une erreur écrit-il. Dans le cas de ces expériences qualitatives, le physicalisme semble seulement inadéquat pour en rendre compte. Il dit plutôt que la position scientifique qui consiste à produire une affirmation disant que les expériences sont entièrement physiques est une position que nous ne devons pas soutenir.

Le fait de ne pas savoir ce que c’est d’être comme une chauve-souris est-il réellement menaçant pour le physicalisme ?

Plutôt qu’une menace, l’argument pourrait seulement montrer la limite de l’enquête empirique. En effet, la difficulté qu’un observateur humain rencontrerait afin de rendre compte de ce que cela fait d’être une chauve-souris est une difficulté épistémique. Devrions-nous conclure de cette difficulté, qu’une différence ontologique existe entre le physique et le mental ?

Références

[1] 1974, Philosophical Review 83 : p. 435-450, trad. Française P. Engel, « Quel effet cela fait-il d’être une chauve-souris ? » dans Questions mortelles, PUF, 1983.

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