Quelle est la cause ? La substance ou l’événement ?

Première publication, avril 2012 (révisée août 2015)

Soutenir que la causalité est une relation objective qui se produit dans la réalité extérieure à notre esprit est un point de vue réaliste. Ce point de vue s’oppose à quelque chose de simplement subjectif, telle que la structure de nos pensées ou nos seules perceptions. La relation causale n’est alors plus considérée comme logée dans la psychologie humaine (Hume) ou dans la compréhension (Kant) ou encore dans le langage descriptif d’une explication (Hempel et Oppenheim), mais se révèle être une structure du monde, indépendante de nos concepts. Cependant, comment soutenir le point de vue réaliste au sujet de la causalité alors que nous n’observons que de simples régularités dans la nature ? Comme l’écrit Hume dans l’Enquête (VII, 2) « Nous pouvons définir une cause comme un objet suivi d’un autre et tel que tous les objets semblables au premier sont suivis d’objets semblables au second »… C’est tout !

Néanmoins, si nous voulons soutenir qu’il existe bien des relations causales, on peut alors se demander comment cela se fait-il que nous soyons capables de distinguer entre les véritables séquences causales d’événements et celles qui simplement coïncident. Imaginons  une chose passive, une sorte de machine par exemple qui, parce que dotée d’une intelligence aussi puissante que celle d’un être humain,  serait  capable de percevoir les événements. Elle serait cependant incapable de distinguer entre les événements qui se succèdent en vertu d’une relation causale et ceux qui ne sont que des coïncidences. Comment saurait-elle que la succession de l’éclair et du tonnerre forme un unique phénomène produit par la même cause ? La chose enregistrerait seulement certaines régularités. Bref, la simple observation ne suffit pas. En effet, la connaissance causale est le fruit de l’observation et de l’expérience. Pour savoir quelle relation relie deux événements, la science procède par expériences. La régularité ne peut être qu’un premier indicateur dans cette recherche de la discrimination entre simple régularité et relation causale. Plus tard, l’expérience ayant isolé certains processus causaux, c’est par la répétition de schémas d’événements quasi similaires, dans lesquels certains paramètres auront été modifiés, que l’on parviendra à isoler le pouvoir causal.

Ce qui rend possible cette découverte des pouvoirs causaux dans le monde est ce qui nous distingue, nous les êtres humains, de simples machines passives. C’est que nous avons certaines intentions, que nous poursuivons certains objectifs et que nous avons l’habitude d’intervenir dans le monde afin de le modifier, en un mot, d’agir causalement. Ainsi, le concept de causalité est relié à nos stratégies d’action.  En effet, vouloir construire ou évaluer des stratégies pour agir réclame une estimation de l’effet qui sera produit. En somme, souhaiter obtenir tel ou tel état de choses requiert la recherche des causes. Par exemple, la science médicale se penche sur la recherche des causes du cancer parce qu’elle vise à contrôler les causes du développement de la maladie. Une  machine passive, quant à elle, une chose qui ne poursuivrait pas d’objectifs intentionnels, autrement dit qui ne serait pas un agent, ne pourrait pas dégager le concept d’événement causal. Ainsi, considérons que c’est le fait que nous soyons des agents qui nous permet non seulement de percevoir des régularités mais aussi d’en expliquer certaines comme étant des relations causales. La perception des événements réguliers peut être le fait d’une machine passive, alors que le concept d’événement causal ne peut apparaître que chez un agent intentionnel.

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Si nous souscrivons à ce constat, si nous admettons que la causalité est liée aux circonstances de nos stratégies intentionnelles, que la sélection d’un événement comme cause s’inscrit dans une stratégie pratique  et s’avère ainsi dépendante de nos intérêts cognitifs, cela en fait-il un concept anthropomorphique ? C’est ce que pensait Bertrand Russell[1] qui, en raison de ce lien entretenu avec nos intérêts, pensait qu’il fallait mieux se débarrasser des lois causales. Mais lorsque les causes sont effectives, cela ne démontre-t-il pas qu’elles prennent appui sur certains événements pertinents indépendants de nos objectifs ? Expliquons par exemple comment se fait-il que je parvienne à prendre ce verre d’eau, là, devant moi.

Pour prendre le verre d’eau placé devant moi une contraction particulière des muscles de ma main a été nécessaire. La saisie du verre d’eau s’est déroulée à t et la contraction des muscles de ma main à t-1. Quant à ce qui a causé la contraction de mes muscles, qui s’est produite à t-2, c’est un certain signal électrique transmis par mon cerveau à ces muscles en particulier. Ce signal de mon cerveau a, lui, été envoyé parce que certains neurones ont interagit à t-3. Il faut dire qu’à t-4, mon cerveau, répondant à certains types de rayons lumineux était entré dans un état d’excitation particulier (je venais de regarder le verre d’eau devant moi et j’ai pris la décision de boire). Voilà une explication qui illustre bien le principe de clôture causale du domaine physique : une série d’événements physiques qui se succèdent d’instant en instant à partir du moment où je regarde le verre d’eau jusqu’au moment, t, où je m’en saisis.

Une telle explication causale nous satisfait-elle ? Je peux certes toujours invoquer « ma » décision de boire de l’eau comme étant l’explication causale adéquate et première de mon geste, mais elle ne parvient pas à se glisser dans ce réseau d’événements physiques. On dirait une explication parallèle. C’est pourtant bien Moi qui ai agi mais cela ne ressemble presque plus à une cause. En effet, ici, le processus physique neurobiologique, sous-jacent à ma décision, semble expulser la cause mentale (ma décision de boire) hors du travail causal. Quelque chose d’indépendant de Moi, initiant en aveugle mes propres actions, opère en sous-main et me laisse avec cette impression que rien dans cette explication ne rend compte du pourquoi cette chaîne causale d’événements a convergé jusqu’au verre d’eau. N’est-ce donc pas plutôt la cause mentale qui permet d’unifier cette apparente succession d’événements physiques (neuraux) et qui explique le mieux mon comportement à t ? Un état physique se dirige causalement vers un effet qui est un événement physique particulier. En revanche, un état intentionnel ne se dirige pas vers un événement physique particulier mais vers un type d’événement. Quelle place donner alors à cette chaîne d’événements physiques responsable causalement de mon comportement ? Ma décision de boire, précédée de ma croyance que c’était un verre d’eau qui était devant moi et de mon désir de me désaltérer, n’explique-t-elle pas causalement, elle aussi, le geste de ma main en direction du verre ?  Quelque chose partant de moi et qui n’est pas assimilable à une série d’événements causaux ne constitue-t-il pas la cause de ce mouvement ?

La question soulevée ici est non seulement celle de la relation de causalité psychophysique (la relation entre des événements mentaux et des événements physiques) mais plus largement celle de la causalité des agents que la série d’événements physiques sous-jacents semble écarter de  l’explication.

On peut définir un agent comme une personne faisant des actions qui mettent en jeu librement sa volonté. Pour défendre  la causalité des agents, c’est-à-dire pour soutenir que c’est l’agent lui-même qui est la cause, c’est-à-dire la « chose » qui génère un certain pouvoir causal, on peut être enclin à enquêter sur les relata de la causalité et à réexaminer la relation de causalité elle-même. C’est la stratégie de John Lowe[2].

Regardons cela de plus près.

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On peut définir les événements comme des choses qui arrivent. Lorsque ce qui arrive affecte une autre chose, cet événement est dit « causal ». C’est la manifestation d’un certain pouvoir causal. Mais pour qu’une chose arrive, pour qu’un événement se produise,  une modification dans la chose doit se produire. A t-4 certains rayons lumineux ont produit, dans une certaine zone de mon cerveau, une excitation particulière. On peut dire qu’à t-4 la substance de mon cerveau a exemplifié une certaine propriété physique constitutive de l’événement qui s’est intercalé dans la chaine causale.

D’emblée il apparait que la réponse à la question de la responsabilité causale d’un événement est la manifestation d’une propriété dans une chose. Mais comment les « choses » sont-elles reliées aux événements (une « chose » peut être un arbre, une pierre, un animal, une étoile, un atome, etc.) ?  A première vue, on peut dire que c’est le poids de mon corps qui creuse la neige, par exemple, lorsque je marche sur le sol enneigé ; que c’est le poids de ce pavé qui brise la vitrine dans laquelle il est lancé. Disons que l’éclatement de la vitrine résulte d’un certain nombre de conjonctions physiquement mesurables, entre la masse du pavé, associée à la force de frappe du manifestant et une certaine composition du verre de la vitrine – toutes des propriétés intrinsèques des choses. Mais ce que Lowe nous explique c’est que ce ne sont pas les événements qui possèdent les pouvoirs causaux mais les choses, en termes de l’art : « les substances individuelles. »[3] Ainsi lorsque l’on dit qu’un produit comme un certain acide est corrosif c’est qu’il possède le pouvoir causal d’altérer d’autres matériaux. Autrement dit, que c’est le produit qui a ce pouvoir et non l’événement qui consiste à verser l’acide en question sur une pièce de métal. Ce qui possède les pouvoirs causaux ne sont pas les événements mais les choses. Il est vrai qu’un événement peut se dire comme la manifestation d’un pouvoir causal à un instant donné, mais qu’effectivement ce sont les choses qui ont où qui sont affectés par les pouvoirs causaux.

carreau

Dans l’énoncé « Le jet du pavé a causé l’éclatement de la vitrine » on se réfère à l’événement ; par contre, dans l’énoncé « le pavé a causé l’éclatement de la vitrine », on se réfère à la substance. Le second énoncé peut être interprété comme une manière rapide ou abrégée de parler de l’événement : il existe un certain événement qui implique le pavé et cet événement a causé l’éclatement de la vitrine. C’est une façon de réduire la substance comme cause à l’événement. Ce qui est sûr c’est que pour expliquer la cause on a besoin de regarder ce qui s’est passé dans la substance, autrement dit, quelle instance de propriété dans la substance a été actualisée dans la cause (la force du jet et la masse du pavé) et quelle instance de propriété dans la substance impliquée dans l’effet s’est manifestée (la fragilité du verre). Néanmoins, si c’est bien un pavé (une substance) qui a cassé une vitrine (une autre substance) c’est la modification des propriétés de chacune de ces substances, à un instant donné, qui explique ce qui s’est passé. Alors quel est le relatum de la relation causale ?

On peut se demander ce que l’on recherche quand on recherche la cause ? La substance ou le pouvoir causal qui s’est manifesté dans la substance ? Les pouvoirs sont des propriétés comme la fragilité et la charge électrique dont la possession dispose son porteur d’une certaine manière. L’instanciation de la fragilité dans du verre dispose celui-ci à se casser lorsque certaines circonstances sont réunies. Le jet qui frappe la devanture est le stimulus et la casse est la manifestation de la fragilité. Selon Lowe, c’est la substance qui agit et provoque quelque chose qui arrive. C’est le pavé qui cause ce qui arrive : l’éclatement de la vitrine. Le premier énoncé « Le jet du pavé a causé l’éclatement de la vitrine » qui décrit un événement serait alors, pour Lowe, une ellipse du second « le pavé a causé l’éclatement de la vitrine ». Lowe procède ici à une réduction de l’événement de la cause à la substance. Autrement dit, c’est la substance qui cause un effet qui, lui, est un événement. Ainsi les substances et non les événements sont les causes dans le sens fondamental de causes. « Causer c’est agir et c’est la substance qui agit »[4] soutient J. Lowe.

La réduction de l’événement causal à la substance pouvait être déjà envisagée lorsque nous avons montré que le concept d’événement causal n’émergeait que chez des êtres intentionnels, c’est-à-dire des agents. Pour le dire autrement, que le concept de causalité agentive était prioritaire au concept de causalité des événements. Cependant, on ne peut de cela en inférer que le concept de causalité agentive soit ontologiquement prioritaire.

Mais en quoi précisément, la modification des relata de la causalité ou encore la réduction de l’événement à la substance vient-elle renforcer la causalité agentive ? Le défenseur de la causalité des substance peut considérer que les personnes sont des substances psychologiques et que la causalité agentive est un genre de causalité des substances. Comme ce sont les substances et non les événements qui possèdent les pouvoirs causaux, alors c’est bien l’agent, exerçant ses propres pouvoirs causaux, qui cause l’événement.

Toutefois, bien que ce soit bien les substances qui possèdent les pouvoirs causaux, on peut néanmoins dire que les substances causent certains effet en vertu d’événements impliquant ces substances. On pourrait donc admettre l’implication d’événements dans les substances sans soutenir, comme le fait Lowe, la réduction de l’événement à la substance. Dire qu’agir est un événement impliquant un agent n’engage pas à la réduction des relata de la causalité. Autrement dit, le modèle de causalité des événements implique qu’une substance se comporte d’une certaine façon et par conséquent cause un changement dans une autre. Toutefois, en résistant ainsi à la réduction des relata de la cause à la substance ne restons-nous pas muet devant le pouvoir causal des agents que nous sommes ?

Références

[1] « On the Notion of Cause », Mysticism and Logic, London, Unwin Book, 1912/1963.

[2] Personal Agency, Oxford, 2008 ;  A survey of Metaphysics, Oxford, 2009. Dans une autre manière P. Van Invagen, « L’esprit et la causalité »Igitur, 2011.

[3] Ibid, 2008, p. 138.

[4] Ibid, 2008, p 164.

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