Ce que nous sommes et le problème de la relation du corps et de l’esprit

Première publication, janvier 2012 (révisée août 2015)

John Locke dans son Essai sur l’entendement humain[1], introduisant le problème de l’identité personnelle, prend bien soin de se démarquer de l’ontologie dualiste de Descartes. Bien que notre philosophe français n’évoque pas la notion de « personne », on peut dire qu’avoir une âme immortelle serait pour lui le critère de l’identité personnelle. Ce n’est pas que Locke ne croit pas en l’existence d’une âme immortelle, seulement il n’en fait pas son critère de l’identité personnelle. La question lockéenne est celle qui cherche à savoir ce qui fait d’un être une personne. Pour Locke être le même homme et être la même personne ce n’est pas la même chose. Etre le même homme c’est perdurer dans ses fonctions biologiques alors qu’être la même personne c’est avoir la même psychologie. La « chose pensante » n’est pas la « personne ». Ce qui fait d’un être une personne c’est la conscience qu’il a de lui-même. Si le Moi pour Locke est ontologiquement dépendant d’une substance, cette dernière ne joue aucun rôle dans ce qui fait d’un être une personne. Que la substance soit matérielle ou immatérielle n’est pas ce qui compte. Ce qui fait l’identité d’une personne est ce qu’il perçoit de lui-même. Ainsi la personne lockéenne échappe au problème de la relation du corps et de l’esprit[2]. Le problème de l’identité personnelle et celui de la relation du corps et de l’esprit ne doivent donc pas être confondus. En effet, les réponses que l’on donne à la question « Qui sommes-nous ? » et la solution que l’on peut défendre lorsque l’on parle de la relation du corps et de l’esprit ce n’est pas la même chose. Le problème du corps et de l’esprit est une enquête sur la nature des phénomènes mentaux et de leurs relations avec le corps, les propriétés du cerveau en particulier. La question « Qui sommes-nous ? » n’interroge pas la nature métaphysique des personnes en tant que telles mais seulement nous-mêmes. Elle enquête sur la nature métaphysique de nos structures  les plus générales et les plus fondamentales, autrement dit, sur le sujet de ces états mentaux.

Cependant, lorsque l’on écarte la question « Qui sommes-nous ? » au profit de la question « Qu’est-ce que nous sommes ? » ou pour le dire de façon plus large et quelque peu rudimentaire « Quel genre de chose sommes-nous ? », les réponses données à ces questions ne sont pas sans conséquences sur la relation du corps et de l’esprit.

Les points de vue au sujet de ce que nous sommes peuvent se diviser grosso modo en trois groupes :

  • Nous sommes des âmes immatérielles.
  • Nous sommes essentiellement des personnes lockéennes.
  • Nous sommes des animaux.

Le « est » du verbe être dans les énoncés que nous pourrions être amenés à construire mettant en jeu chacun de ces points de vue est le « est » de l’identité et non celui de la prédication. «René est une âme », « John  est une personne », « Eric  est un animal ». Notons d’emblée, également, que les deux premières positions soutiennent que nous sommes une certaine chose et que notre corps en est une autre, alors que la troisième considère que nous sommes des organismes biologiques membres de l’espèce primate homo sapiens. La position, dite « animaliste »[3], qui soutient que nous sommes des animaux est une thèse matérialiste qui exclut que nous soyons des âmes immatérielles ou que nous puissions avoir dans notre composition un ingrédient immatériel. La position lockéenne quant à elle, tout en ne disant rien à propos des êtres humains, exclut cependant les deux autres positions.

Toujours est-il que quelle que soit la thèse métaphysique que l’on soutient, nous sommes faits de matière. Lorsque nous nous regardons dans un miroir nous voyons quelque chose de physique. Même si nous soutenons que nous sommes exclusivement des âmes immatérielles, c’est-à-dire même si rien de ce que nous voyons dans le miroir est « nous », nous voyons un corps. Il y a un organisme par lequel nous percevons le monde et avec lequel nous agissons. Autrement dit, notre apparence physique ne prouve rien au sujet de ce que nous sommes. Néanmoins, il y a ce corps et c’est celui d’un animal.

Avoir un corps d’animal ne signifie pas que nous soutenions la position animaliste. En effet, certains philosophes affirment que nous sommes bien des êtres incarnés mais que nous ne sommes pas essentiellement ce corps. Notre corps peut être fait d’un matériel organique ou de quelque chose d’autre comme du silicone, par exemple. Bref nous serions « constitués» »[4] d’un animal, mais nous ne serions pas cet animal. Cette manière de voir les choses affirme que le corps est une chose qui nous constitue mais que « nous » sommes autre chose.

Mais comment lorsque l’on essaie de répondre à la question de ce que nous sommes, le problème de la relation du corps et de l’esprit s’invite-t-il à nouveau ? Comment la connaissance de notre nature métaphysique vient-elle éclairer la relation du corps et de l’esprit ?

Si nous sommes des âmes immatérielles alors le problème de la relation entre les deux types de substances se pose. C’est le problème cartésien de l’interaction. Soutenir que nous sommes des âmes immatérielles c’est vouloir écarter le matérialisme. La production de pensées et l’activité électrochimique d’un cerveau pose un tel problème de connexion qu’il est nécessaire que nous soyons composés de quelque chose d’immatériel.  En conséquence, nous ne sommes pas des animaux.

Si nous sommes des animaux nous sommes entièrement faits de matière. En nous rien d’immatériel. Comme les poulpes et les chiens, les êtres humains forment un composé de choses matérielles. C’est une thèse matérialiste. Cependant, admettre le matérialisme n’est pas forcément admettre l’animalisme. Mais quelle autre sorte de chose matérielle pourrions-nous être si nous ne sommes pas des animaux ? Nous pourrions être une partie de cet animal. Le cerveau j’imagine ! Quoi qu’il en soit, que nous soyons un animal entier, une partie de cet animal, voire une partie temporelle de ce corps animal ou d’une partie de ce corps,[5] il faut pouvoir rendre compte de la relation entre le corps et l’esprit. Dans ce cas, lorsque nous choisissons d’être des animaux, nous avons à notre disposition la quasi intégralité des positions possibles en philosophie de l’esprit, du behaviorisme au fonctionnalisme en passant par le dualisme des propriétés ou le matérialisme éliminativiste. Par contre, la solution du dualisme de la substance sera ici non compatible.

Si nous sommes essentiellement des personnes lockéennes, nous pouvons contester le fait que notre animal ou la partie de l’animal qui rend possible notre continuité psychologique soit conscient. On peut ainsi défendre que seules les personnes pensent. Le corps de l’animal, quant à lui, n’a pas cette faculté. Mais, alors que l’on accorde volontiers une psychologie à certains animaux, seuls les primates de l’espèce homo sapiens en seraient dépourvus ! Cette compatibilité de la personne lockéenne avec l’hypothèse cartésienne de l’animal-machine[6] est, en effet, bien difficile à soutenir. Nous avons des propriétés mentales et l’animal a un cerveau. Chacune de nos pensées et aussi une pensée de l’animal qui a ce cerveau. Mais peut-être ne pense-t-il pas comme nous le faisons ? Peut-être que quelque l’empêche de penser ? Ou plus radicalement peut-être n’a-t-on pas de corps !

Références

[1] Chapitre 27, livre II.

[2] On peut cependant noter que ni Descartes ni Locke ne considèrent que le corps puisse être un élément de l’identité personnelle.

[3] Position défendue, entre autres, mais magistralement par Eric Olson, What are we? A study in Personal Ontology, 2007, Oxford University Press, ainsi que par Peter Van Inwagen Material Beings, 1990, Ithaca: Cornell University Press.

[4] Ce point de vue est particulièrement defend par Lynne Rudder Baker dans son livre Persons and Bodies, a Constituion View, Cambridge University Press, 2000.

[5] Selon cette thèse, les personnes s’étendent dans le temps et ne sont présentent qu’en partie à chaque instant. Pour un exposé concis mais clair de cette thèse, cf. Qu’est-ce que l’identité ? De Filipe Drapeau Comtim, Vrin, 2010.

[6] Discours de la méthode, 5ème partie.

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