L’esprit comme un programme de machine

Première publication, mars 2007 (révisée août 2015)

Le fonctionnalisme est aujourd’hui la théorie dominante au sujet de l’esprit non seulement en philosophie, mais aussi dans les sciences cognitives et la psychologie.

En publiant son article en 1967, traduit en français sous le titre « la nature des états mentaux »[1], Putnam a complètement modifié le débat en philosophie de l’esprit. Outre l’objection faite à la thèse de l’identité esprit/cerveau, il fit émerger la théorie fonctionnaliste et installa une position antiréductionniste au sujet du mental qui demeure une des positions les plus défendues actuellement.

De l’approche de la théorie de l’identité et du béhaviorisme la thèse fonctionnaliste retient à la fois l’existence du rôle causal des états internes comme intermédiaires entre les entrées/stimulations et les sorties comportementales, mais en quelque sorte délaisse l’investigation scientifique de cet état interne. Le mental devient alors l’ensemble des opérations consistant à relier les états internes avec les événements observables dans le monde. Ces intermédiaires pourront être des cerveaux humains, des cerveaux d’extraterrestres, des ordinateurs, voire des âmes immatérielles. L’argument de la réalisation multiple étant ici le guide.

De la même façon que le mental, de ce point de vue fonctionnaliste, peut être réalisé dans différents substrats, on peut également programmer des machines de différents types (hardware) qui pourront réaliser de même type de programme (software). En effet, un programme se définit par sa fonction et ce indépendamment de ce qui matériellement la met en œuvre. Ainsi, quand nous considérons les opérations qu’un ordinateur effectue, nous faisons abstraction du hardware. Le système physique qui effectue le processus computationnel peut, en effet, être constitué de différents types physiques. Ainsi lorsque nous parlons de calcul pour une machine, nous faisons abstraction de la nature matérielle de ce qui produit le calcul. Une machine de Babbage utilisant des roues dentées et des cylindres peut faire les mêmes sortes de calcul qu’un ordinateur. L’utilisation des transistors et des microprocesseurs ne change rien au système.

On peut donc caractériser ces comportements de calcul, par exemple, comme étant de niveau élevé. D’emblée une question se pose, est-ce que les processus computationnels sont des processus physiques ? Le fonctionnaliste préfèrera dire que ces processus de niveau supérieur sont réalisés dans des systèmes matériels. Les processus qui réalisent les séquences de computation dans une machine de Babbage sont différents de ceux qui les réalisent dans des transistors. Ainsi on peut dire que les systèmes computationnels sont multi-réalisables.

Lorsque l’on applique l’analogie du programme de la machine à l’esprit, le fonctionnaliste affirme que les états mentaux ressemblent aux états computationnels et sont réalisables dans une grande variété de systèmes physiques (et peut-être non physique). Autrement dit, parler d’esprit et d’opération mentale revient à faire une abstraction de ce qui « réalise » ces états.

Cependant, le fonctionnalisme ne revient pas à dire que nous ne sommes rien de plus que des machines. L’analogie avec l’ordinateur ne suggère pas que nous sommes des robots rigidement programmés à nous comporter comme nous le faisons. Ce qu’affirme le fonctionnalisme, c’est que les esprits entretiennent une relation à leur incarnation matérielle qui est analogue à la relation que les programmes entretiennent avec les processeurs qui les font tourner. Chaque programme est ainsi incorporé dans un certain appareillage physique. Comme les programmes peuvent se réaliser dans différentes machines, les esprits peuvent être incorporés dans différents genres physiques. Ainsi nos cerveaux sont le hardware sur lequel nos programmes (software) fonctionnent. Les extraterrestres, par contre, pourraient partager notre psychologie, c’est-à-dire notre software, bien que ceux-ci pourraient être réalisés par une base physique complètement différente, une base sans carbone par exemple.

La théorie fonctionnaliste pourrait ainsi caractériser la douleur comme étant un état qui tend à être causé par une blessure dans le corps, produisant la croyance que quelque chose ne va pas dans le corps et produit un désir de fuir cet état, et qui sans autres désirs en conflit, cause des gémissements et des grimaces. Selon cette théorie, toutes les créatures avec des états internes et rencontrant ces conditions, seraient capables d’éprouver la douleur.

Si cette image fonctionnaliste est adéquate alors il semble qu’il ne reste pas beaucoup de mystère dans la relation entre le corps et l’esprit. Les esprits ne sont pas identifiables aux cerveaux, mais ne sont pas pour autant des substances mystérieuses. Parler d’esprit est simplement parler de systèmes matériels à un niveau supérieur. Eprouver une douleur ou croire que Florence est en Italie ne sont pas plus des processus du cerveau que des processus informatiques réalisés par des transistors.

Echappant ainsi à un certain chauvinisme qui consisterait à affirmer que seuls les êtres humains ont un esprit, l’approche fonctionnalisme semble dotée de beaucoup d’avantages. Parmi ceux-ci, une certaine neutralité dans le débat métaphysique qui, en ne se positionnant pas entre dualisme et matérialisme, invite au consensus. L’image de l’ordinateur aurait-il sauvé la métaphysique de l’esprit ?

Références

[1] « The Nature of Mental States », Art, Mind and Religion, University of Pittsburgh Press, trad. Française J.M. Roy, in Philosophie de l’esprit, psychologie du sens commun et sciences de l’esprit, Textes réunis pas D. Fisette et P. Poirier, 2002, Vrin, Paris.

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