Le phénomène de la conscience : la grande illusion ?

Parmi les explications des phénomènes naturels, le problème qualifié de « difficile » par David Chalmers à propos de la conscience est peut-être le plus épineux. Pour Chalmers et l’ensemble de ceux qui, scientifiques et philosophes, considèrent que le phénomène résiste à trouver sa voie explicative, quelque chose est laissé de côté par l’approche scientifique standard. Une option cherchant alors à franchir l’obstacle de cette « difficulté » – option qui estime qu’un physicalisme « étroit » est la seule version de naturalisme que nous devons admettre – consiste à juger que les propriétés phénoménales de la conscience sont une illusion. Ce point de vue souvent présenté comme imposé la science[1] demeure toutefois discutable.

Le phénomène de la conscience et ses propriétés 

Dans sa forme contemporaine, le problème de la conscience s’est principalement structuré à partir de deux arguments, celui dit de « la connaissance »[2]  et celui de la « concevabilité »[3]. En affirmant que les états de consciences ont des propriétés spécifiques du type de « l’effet que cela fait » pour reprendre l’expression désormais largement admise de Thomas Nagel[4], c’est la thèse métaphysique du physicalisme que ces arguments remettent en cause.

Ce que démontre l’argument de Jackson c’est qu’il existe un ensemble de « concepts phénoménaux », des manières de penser au sujet des état de conscience, qui ne sont disponibles que si le sujet en fait directement l’expérience (en l’occurrence dans le cas de l’expérience de Jackson, voir le rouge). La conclusion à laquelle l’argument nous invite à adhérer est que si l’on postule une identité entre les états du cerveau et l’esprit, cette identité semble laisser quelque chose d’inexpliqué. Mais l’intention originale de Jackson allait bien au-delà de la notion de « concept phénoménal ». Il arguait en faveur d’une conclusion dualiste, à savoir que les états de conscience sont métaphysiquement distincts des états physiques.

L’argument de la concevabilité, quant à lui, historiquement initié par Descartes[5] et plus récemment par Saul Kripke[6], et que développe David Chalmers, propose premièrement que certaines vérités mentales peuvent être conçues en dehors de vérités physiques et à partir de cela, en déduire que certaines situations sont métaphysiquement possibles pour enfin finir par conclure que le physicalisme est faux. Chalmers insiste ainsi sur l’aspect phénoménal de la conscience et soutient qu’il est concevable qu’un être artificiel qui serait la réplique physique d’un être conscient pourrait ne pas avoir cette conscience phénoménale. De cette prémisse, Chalmers en vient à conclure que les propriétés phénoménales de la conscience échappent au physicalisme.

Si l’on est enclin à accepter les conclusions de ces arguments on considère alors que l’expérience d’être conscient possède un aspect purement subjectif que l’on tente, depuis Nagel, de décrire par l’« effet  que cela fait » de voir des couleurs, de sentir certaines odeurs, d’entendre certains sons, etc. On dit alors que ces états possèdent des propriétés qui déterminent cet effet que cela nous fait. Ces propriétés dites « phénoménales », que l’on peut examiner par introspection, sont parfois caractérisées comme simples, ineffables, privées, et immédiatement appréhendées. Elles apparaissent ainsi, du fait d’être inaccessibles en 3ème personne, distinctes des propriétés physiques et inexplicables en termes physiques.

Il nous faut ici préciser que les propriétés phénoménales peuvent toutefois être admises comme réelles même si l’on estime que leur existence ne remet pas en cause le physicalisme. Le problème qui se pose alors pour cette position consiste premièrement à refuser d’admettre que ces propriétés ne peuvent pas s’inscrire dans des lois physiques et deuxièmement à soutenir l’idée qu’un jour elles seront expliquées par une science avancée. Il est vrai qu’il semble évident que les propriétés phénoménales existent, qu’éprouver une douleur ou voir quelque chose de rouge sont des occurrences de ces propriétés auxquelles nous avons un accès direct et que personne d’autre ne peut ressentir à notre place – et qu’en plus elles confèrent à notre organisme le pouvoir de produire un certain effet subjectif. Mais pour la position illusionniste, cette conception est une fiction. Attention toutefois à la confusion ! L’illusionniste ne dit pas que nous ne voyons pas la couleur rouge ou que la douleur n’existe pas. Non ! Il s’agit de montrer que c’est une fiction (dont on peut penser qu’elle nous est utile), une illusion cognitive impliquée dans le jugement que nous formulons à propos de notre vie interne.

Qu’est-ce que l’illusionnisme ?

La conception de la conscience comme illusion cherche à éviter le problème difficile de la conscience basé sur une conception réaliste des propriétés phénoménales. Selon l’illusionnisme, ces propriétés n’existent pas. Reste toutefois à expliquer pourquoi elles semblent exister. Ce n’est donc pas formellement une posture éliminativiste – posture que soutient l’idée que les propriétés phénoménales sont des erreurs théoriques issues de la psychologie du sens commun. Ce n’est pas non plus une sorte d’irréalisme puisque ces illusions sont réelles. Ainsi, le problème de la conscience devient le problème de l’illusion de la conscience[7]. On se demande pourquoi les êtres que nous sommes produisent cette illusion ?

D’emblée, une telle approche de la conscience semble difficile à prendre au sérieux. D’ailleurs, elle demeure une thèse relativement marginale en philosophie de l’esprit[8]. Néanmoins elle se présente comme une rupture dans le programme dominant au sujet de la conscience qui, le plus souvent, s’affiche physicaliste, c’est-à-dire qui soutient que les propriétés phénoménales en question seraient physiques ou physiquement réalisées mais que nos concepts ne parviendraient pas à révéler leur nature physique.

Ce que cherche à soutenir l’illusionnisme c’est que les concepts phénoménaux échouent non seulement à représenter leur objet comme physique mais les représentent faussement comme phénoménaux. L’aspect phénoménal de la conscience – la position est radicale – est une illusion introspective.  L’expérience de la conscience, qu’elle soit considérée comme physique ou non-physique, n’a pas réellement ce caractère qualitatif de « l’effet que cela fait ». En vérité, cette conception considère que l’introspection représente incorrectement certaines propriétés physiques qui seraient à la source de la conscience. Keith Frankish parle, à ce propos, de propriétés quasi-phénoménales : « une propriété quasi-phénoménale est une propriété non phénoménale, une propriété physique que l’introspection typiquement représente de manière erronée. »[9] Par exemple, la rougeur quasi-phénoménale est la propriété physique qui typiquement entraine les représentations introspectives de la rougeur phénoménale que l’on peut alors comparer, à l’instar de Dennett, à des métaphores de véritables événements physiques (neuraux) ; ou qui serait, comme le pense Humphrey[10] une fiction d’objets impossible, une magie jouée par le cerveau ; ou semblable à l’expérience d’un enfant dans le noir qui prend les êtres en carton sur l’écran comme étant réels (Rey[11]).

L’illusionniste nie donc que les propriétés phénoménales sont de véritables propriétés qui existent dans le monde physique (dans le cerveau en particulier) reflétant la particularité de notre expérience de conscience. Il ne nie cependant pas que nous avons une vie interne, une forme de conscience de soi mais souligne le fait que toute notre phénoménologie, toute sa richesse, n’est qu’une illusion.

La non existence de propriétés phénoménales

Le problème est donc bien celui de propriétés qui n’existent pas mais qui semblent exister. On ne cherche donc plus ni pourquoi ni comment des propriétés spécifiques émergent d’un substrat physique mais pourquoi et comment le phénomène de la conscience est cette illusion si puissante. Elle est si puissante, selon les tenants de cette conception, qu’elle persiste un peu à la manière d’une illusion de Müller-Lyer qui nous incite à penser que deux lignes parallèles dont la mesure nous prouve qu’elles sont pas de même longueur persistent à nous sembler toujours inégales. Mais dans le cas de la conscience, la résistance que nous opposons à admettre que le phénomène n’a aucune propriété spécifique est encore plus robuste[12]. C’est que l’existence de ces propriétés exclut la possibilité d’erreur. Entre la manifestation de la propriété phénoménale et le sujet faisant une expérience de conscience, il n’y a pas de lien causal mais une sorte d’accointance[13]. Pour le dire autrement, l’accès à la propriété phénoménale est direct et cela renforce l’évidence pour le sujet de vivre une expérience particulière. Mais, pour l’illusionniste, l’introspection, suggérant un aspect qualitatif particulier que le phénomène n’a pas, nous induit en erreur. Notre système visuel par exemple représente les couleurs comme ayant une certaine nature spécifique alors que l’on peut penser que les couleurs n’ont pas réellement cette nature. Lorsque vous faites l’expérience d’une image rémanente de tache rouge, ce n’est pas un objet situé dans le monde et exhibant une tache rouge qui en est la cause. Pas plus que la tache n’est présente sur votre rétine ou dans votre cerveau. Elle n’est nulle part ! C’est une représentation de tache rouge transmise par votre cerveau et cet état de votre cerveau est la cause de votre conviction que vous êtes en présence d’une tache rouge. Toutefois, vous n’avez pas un accès privilégié à ce qui cause cette représentation. Selon Dennett[14], cette tache rouge que vous avez l’impression de voir n’est pas la cause de votre conviction mais l’objet intentionnel de votre conviction. Dans le cas de la perception normale d’un objet, l’objet intentionnel de votre croyance que vous avez en percevant une pomme rouge par exemple est causé par la présence de la pomme elle-même. Mais que sont les objets intentionnels ? Rien ne les constitue. Lorsque dans le monde on perçoit une tache rouge, la rougeur en question est la propriété physique d’un objet. Et quand il vous semble voir une tache rouge alors qu’il n’y a aucun objet dans le monde qui est la cause de l’objet intentionnel qui cause cette fausse conviction, c’est la même propriété qui est représentée comme étant présente. Il vous est ainsi sans doute très tentant alors d’invoquer la présence de propriétés phénoménales spécifiques à votre subjectivité. Mais si les propriétés phénoménales sont des objets intentionnels, c’est-à-dire des fictions mentales, alors nous n’avons plus besoin d’y recourir. Ainsi, il n’existe qu’un seul objet de connaissance et le fait que nous soyons éveillés à notre conscience ne fait pas exister, en plus, une propriété phénoménale.

De surcroit, si l’on considère, à l’instar de G. E. Moore[15] que l’expérience de conscience est transparente ou diaphane, en insistant sur le fait que les caractéristiques que nous décrivons sont seulement celles des objets perçus ou visés, nous renforçons cette hypothèse illusionniste. Ainsi, lorsque nous parlons de nos expériences, nous ne serions conscients que des propriétés des objets extérieurs. La rougeur est une propriété des surfaces, la douleur une propriété des parties de nos corps, etc. Et pour l’illusionnisme, ces propriétés extérieures sont en fait fictivement représentées et nous laissent penser qu’il existerait des propriétés phénoménales. D’ailleurs, si les propriétés phénoménales existaient, pourrions-nous vraiment les connaître ?

L’impasse épistémologique

Comme nous l’avons vu, les propriétés phénoménales se caractérisent par une absence de doute quant à leur existence. Seuls des philosophes peuvent en arriver à nier notre propre expérience de conscience écrit en substance Chalmers[16]. En revanche, tout le monde s’accorde pour reconnaitre que notre perception des objets extérieurs peut être une illusion produite par une hallucination par exemple. Mais pour le réaliste, l’expérience de conscience est immunisée contre cette illusion. Comme l’écrit John Searle : « where consciousness is concerned the existence of the appearance is the reality. If it seems to me exactly as if I am having conscious experiences, then I am having conscious experiences. »[17]. La distinction entre apparence et réalité en ce qui concerne les états de conscience n’aurait donc pas de sens. En effet, ce que sont les propriétés phénoménales et ce qu’elles semblent être, pour le réaliste, s’équivalent. L’apparence est ici la réalité. Mais comment savoir dans ce cas si nous ne sommes pas des zombies – ces êtres en tous points identiques à nous, qui peuvent parler des phénomènes de la conscience alors qu’en eux, à l’intérieur, tout est noir comme dit Chalmers ? Au fond, l’illusionniste se demande si cette connaissance des propriétés phénoménales qui échappe aux normes de l’enquête épistémologiques nous permet d’accéder à quoi que ce soit de réel !

En principe, la connaissance s’entend dans un espace de raisons constitué par des normes publiques d’examen, d’assertions et une certaine utilisation du langage que l’on peut corriger. Or l’expérience subjective qui ne connait pas le doute est à la fois immédiate et privée. En conséquence, ces normes ne peuvent pas s’appliquer. Alors, que peut bien signifier « connaitre » lorsque l’on parle de propriétés phénoménales ? C’est pourquoi insistera l’illusionniste : lorsque nous faisons l’expérience de la rougeur d’une pomme, le rouge de la pomme est le seul objet de connaissance[18]. Autrement dit, si nous prenions connaissance de quelque chose que l’on qualifierat de propriété phénoménale, alors cette propriété ne serait pas une propriété phénoménale.

L’objectif et le subjectif

L’illusion pourrait bien alors provenir du fait que nous avons toutes les difficultés à distinguer entre le côté subjectif et objectif de l’expérience. Lorsque nous décrivons ce que nous voyons en regardant une pomme rouge, nous faisons l’expérience de la rougeur en nous. Il semble bien y avoir quelque chose qui relève d’un effet que cela fait qui a la propriété d’être une certaine rougeur qui, via le système visuel de notre organisme le produit. Une chauve-souris devant une mouche, usant de son sonar, ressent elle-aussi un effet de ce que cela fait de percevoir quelque chose qui a la propriété d’être une certaine tache virevoltante. Mais que décrivons-nous là si ce ne sont des propriétés qui caractérisent les objets perçus ? En nous focalisant sur l’objet, nous le caractérisons. Mais faisons-nous quelque chose de plus que spécifier la part objective de notre expérience ? Cependant, irrésistiblement, parce que cette perception prend place dans notre organisme particulier, nous posons des propriétés qualitatives d’un état subjectif et nous faisons tomber la description du côté de l’effet que cela nous fait de… ressentir la rougeur ou pour la chauve-souris, d’apprécier cette nuance de tache grise qui dans le noir s’agite. Serait-ce ainsi que nait la conscience phénoménale ?

Mais ne pourrions-nous pas dire avec prudence que la pomme que nous observons tout simplement nous semble rouge ? Et dans ce cas ne décririons-nous pas une expérience subjective de rougeur ? Mais sembler rouge n’est pas la même chose qu’être rouge ! Ce que nous tentons d’identifier n’est pas une apparence mais un objet qui produit, en vertu de certaines longueurs d’ondes, du niveau de luminosité et des caractéristiques de nos récepteurs visuels, cet effet en nous. Ce n’est pas l’apparence de rouge que nous tentons d’identifier lorsque nous regardons une pomme ! En disant que l’objet perçu nous semble rouge nous évoquons la possibilité d’une erreur conceptuelle après que nous ayons perçu la pomme. Suivant cette analyse, l’illusionniste ne découvre aucune expérience particulière d’un phénomène de rougeur subjective. Ou plus précisément, il ne voit aucune raison d’opposer les propriétés des objets que nous percevons à des propriétés phénoménales qui contrastent radicalement avec le domaine externe. Au fond, vouloir se demander quel effet cela fait d’avoir telle ou telle sensation, revient à chercher à décrire l’expérience de conscience en dehors de tout objet de conscience. Mais une telle chose n’existe pas. La conscience est toujours conscience de quelque chose[19]. Que reste-il alors à caractériser, lorsque l’on a soustrait l’objet de la perception ?

Un partisan de la conscience phénoménale ne peut cependant pas accepter qu’être conscient ou non ne puisse compter dans la médiation entre le monde et le sujet. À moins d’accepter que nous soyons des zombies. Mais l’illusionniste peut-il être troublé de n’être qu’un zombie ?

L’illusionnisme et les autres les approches au sujet de la conscience

Face à un phénomène, qui apparaît et nous semble réel sans que l’on parvienne à l’inscrire dans une loi de nature, autrement dit que la science standard n’explique pas, on peut développer trois positions :

1/ Accepter la réalité du phénomène, le considérer comme réel et explorer des implications de son existence. En soutenant l’hypothèse que des propriétés mentales irréductibles existent bel et bien dans la nature, cela pourrait conduire à une modification fondamentale du modèle naturaliste standard. En effet, une telle supposition impliquerait une révision profonde de l’image de la science physique. Une autre conséquence, passablement pessimiste pour la connaissance, pourrait revenir à estimer que le phénomène en question est un mystère et que nos limites cognitives ne nous permettront jamais de le concevoir.

2/ Reconnaître la réalité du phénomène mais ne pas envisager qu’il ne puisse pas s’inscrire dans des lois physiques, et qu’ainsi, tôt ou tard, il pourra un jour être expliqué par la science physique devenue mâture.

3/ Soutenir que le phénomène est une illusion et chercher à savoir comment cette illusion se produit.

À propos des propriétés phénoménales, les deux premières positions sont dites « réalistes ». La première est un réalisme que l’on peut qualifier de « radical » et la seconde un réalisme « conservateur ». Les deux cherchent à résoudre le problème « difficile » de la conscience tel que le pose Chalmers.

1/ Le réalisme radical regroupe les dualistes, les monistes neutres, les mystériannistes, et ceux qui en appellent à une nouvelle physique. Ils discutent le caractère anomal des propriétés phénoménales, leur résistance à l’analyse fonctionnelle et la contingence de leur connexion à leurs corrélats neuraux.

2/ Le réalisme conservateur accepte la réalité des propriétés phénoménales mais cherche à les expliquer en termes physiques. Les théories représentationnelles de la conscience sont dans ce camp.

3/ L’illusionnisme nie que les expériences (dans un sens fonctionnel) ont un caractère phénoménal et cherchent à expliquer pourquoi elles semblent l’avoir. Nous sommes intrinsèquement éveillés à nos sensations mais cet éveil est partiel et déformé et cela nous conduit à nous tromper au sujet de ces états. L’introspection génère des représentations intermédiaires d’états sensibles, peut-être d’un genre « quasi-perceptuel » qui seraient à la base de nos jugements phénoménaux.

Selon Keith Frankish[20], l’un des principaux théoriciens de la conception illusionniste, il s’agit de chercher à requalifier les expériences de consciences en propriétés « quasi-phénoménales », c’est-à-dire en ce qui caractérise les expériences de consciences qui se trouvent faussement définies en propriétés phénoménales. Le phénomène de la conscience que spécifie certaines propriétés distinctes des propriétés physiques est alors une fiction intégrale. C’est ainsi que l’approche illusionniste est une réflexion qui tente de reconceptualiser les propriétés phénoménales en propriétés quasi-phénoménale.

Contre le réalisme

Comme il est indiqué plus haut, à l’intérieur de l’espace explicatif au sujet de la conscience, l’illusionnisme doit faire face à deux adversaires réalistes : le radical et le conservateur.

En science, tout comme le conservateur à propos de la conscience, l’illusionniste défend une position conformiste, c’est-à-dire qui considère que l’introspection ne donne pas accès à une autre réalité que celle à laquelle l’on accède en 3ème personne. Les propriétés des phénomènes subjectifs dont il est rendu compte en 1ère personne ne constituant pas une espèce d’entités irréductible de la réalité[21].

Pour le conservatisme, la perspective en 3ème personne apparaît comme l’unique démarche pouvant s’avérer féconde lorsque l’on veut expliquer réellement la conscience. Ainsi, vouloir atteindre le point de vue subjectif et, en cela, admettre l’existence de propriétés phénoménales ne reviendrait qu’à se perdre dans les détails. Dans son ouvrage La conscience expliquée[22], Dennett évacue tout mystère car les méthodes en 3ème personne, affirme-t-il, sont suffisantes pour étudier le phénomène aussi complètement que n’importe quel autre phénomène de la nature comme le métabolisme, la reproduction, etc. Pour lui, l’effet que cela fait d’être cet organisme n’est qu’un « grain de sable » sans véritable signification. Il écrit : « Une ‘théorie’ qui postule l’existence d’un champ fondamental et irréductible capable de sentir, ou autre chose de semblable, n’offre aucune espèce de ressource pour élucider cette question. »[23]  L’apparente arrogance du point de vue de Dennett n’est ici en réalité que ce qu’implique la méthode scientifique conservatrice à l’intérieur de laquelle, il n’est plus besoin d’expliquer plus profondément le phénomène. Ce n’est plus le phénomène lui-même qui intéresse ici, mais la croyance, autrement dit, l’effet de croire au phénomène de la conscience.

L’autorité que l’on veut donner au point de vue subjectif est pour Dennett, franchement faillible et le jugement que l’on peut faire en première personne renvoie à ce qui apparaît et non à un phénomène existant comme l’est une propriété physique objectivement perceptible. Néanmoins, la méthode – la seule envisageable selon lui –, cette hétérophénoménologie est celle qui porte à son actif toutes les avancées en psychologie expérimentale, en neurophysiologie et dans les sciences cognitives. Il l’a décrit comme :

Le chemin neutre qui conduit de la science physique objective et du privilège qu’elle accorde au point de vue de la troisième personne, à une description phénoménologique qui peut (en principe) rendre justice aux expériences les plus privées et les plus ineffables sans jamais abandonner les scrupules méthodologiques de la science[24].

Ce que ressent et dit le sujet est donc ici sérieusement pris en compte. Toutefois, la traduction en mots de l’effet que cela fait d’être l’organisme qu’il est vient s’ajouter aux autres données descriptibles en termes d’événements physiques (chimiques, électriques, hormonaux, acoustiques, etc.). Ainsi la prise en compte des qualités de la conscience, par le biais de cette hétérophénoménologie laisse indéchiffrées les qualités elles-mêmes. Cela revient, ni plus ni moins, à une élimination du phénomène au profit du fonctionnel.

Pour le réalisme conservateur les propriétés phénoménales ne parviennent pas à tisser un lien solide avec les propriétés physiques qui pourraient les expliquer[25]. Résistantes aux analyses fonctionnelles, ces propriétés semblent flotter librement au-dessus des propriétés physiques qui les réalisent.

La stratégie cherchant alors à expliquer les propriétés phénoménales est celle du concept phénoménal[26]. Les concepts phénoménaux qui entretiennent un lien particulier avec leurs référents échoueraient a priori à se connecter aux concepts physiques. C’est ainsi que l’on pourrait expliquer la persistance d’arguments anti-physicalistes. On parle alors parfois d’un trou explicatif[27]. Mais d’une manière générale en reconnaissant l’existence des propriétés phénoménales, le problème qui inévitablement émerge est celui du pouvoir causal de ces propriétés. Comment des propriétés « flottantes » au-dessus de propriétés physiques qui les réalisent peuvent-elles octroyer à leur porteur un pouvoir causal spécifique ? Autant la position du réalisme radical est claire sur ce point – les propriétés phénoménales sont intrinsèques aux entités physiques de base et impliquées dans les processus physiques, possédant ainsi leurs propres pouvoirs causaux –, autant la position du réalisme conservateur piétine à vouloir rendre cohérent l’existence de propriétés phénoménales et leurs pouvoirs causaux – l’épiphénoménisme n’étant ici jamais très loin.

En revanche, l’illusionniste peut dire que les propriétés phénoménales qui, à ses yeux, ne sont que des objets intentionnels ont le pouvoir causal de certains contenus propositionnels comme les histoires, les mèmes, les théories[28] ou les programmes… Reste à comprendre ce que cela peut bien signifier la notion de pouvoir causal d’un contenu propositionnel !

Pour l’illusionnisme, à partir du moment où la conscience est considérée comme non physique, elle est illusoire car elle n’entretient pas de relation causale. Le caractère anomal de la conscience phénoménale renforce donc la conception illusionniste. Si une propriété résiste à l’explication en termes physiques ou est détectable uniquement seulement selon une seule perspective, alors la plus simple explication est de la considérer comme illusoire. Les arguments du trou explicatif, de la possibilité des zombies et de la perspective particulière de la connaissance phénoménale deviennent alors des arguments en faveur de l’illusionnisme.

Ainsi, comme on le voit, vouloir défendre l’idée que la conscience comme phénomène spécifique dans le monde physique est une illusion peut être soutenue par de solides arguments mais est-ce encore prendre la conscience au sérieux ?

Références

[1] Dans une recension du denier ouvrage de Daniel Dennett, From Bacteria to Bach and Back: The Evolution of Minds, 2017, le philosophe David Papineau écrit : « Si seulement nous pouvions nous libérer des mythes démodés et nous ouvrir aux découvertes les plus récentes, nous assure Daniel Dennett à plusieurs reprises, nous serions capables de voir les choses comme lui et ses alliés scientifiques. Les lecteurs devraient se méfier de cette rhétorique. En vérité, les opinions distinctives de Dennett ne sont en aucun cas une monnaie commune parmi les experts scientifiques. La plupart des scientifiques cognitifs ne doutent pas que la conscience est réelle », https://www.the-tls.co.uk/articles/public/competence-without-comprehension-dennett/

[2] F. Jackson « What Mary didn’t know », Journal of Philosophy, 83, 1986, p. 291-295.

[3] D. J. Chalmers, The Conscious Mind: In Search of a Fundamental Theory, trad. française S. Dunand, L’esprit conscient, Ithaque, 2011 ;  « Does conceivability entail possibility? », in Gendler, T. & Hawthorne, J. (eds.) Conceivability and Possibility, 2002, p. 145-200, Oxford : Oxford University Press. Pour approfondir ce sujet, on peut lire la thèse Pierre Saint-Germier sur Les arguments de concevabilité, 2015.

[4] « Quel effet cela fait-il d’être une chauve-souris ? », trad. française P. Engel, dans Questions mortelles, PUF, 1983.

[5] Sixième méditation.

[6] Naming and Necessity, Cambridge, Harvard University Press, 1980, trad. fr. P. Jacob et F. Recanati, La logique des noms propres, Les éditions de Minuit, 1982.

[7] Keith Frankish, « Illusionism as a Theory of Consciousness », dans Illusionism A theory of consciousness, Edited by Keith Frankish, imprint-academic.com, 2017, p. 15-16.

[8] Note à revoir et à préciser sur les principaux soutient de cette conception : Daniel Dennett, Nicholas Humphrey, Derk Pereboom, and Georges Rey etc.

[9] Op. cit., Frankish, 2017, p. 19.

[10] N. Humphrey, N. Soul Dust: The Magic of Consciousness, Princeton, NJ: Princeton University Press, 2011,

[11] G. Rey, G. « Philosophical analysis as cognitive psychology: The case of empty concepts », in Cohen, H. & Lefebvre, C. (eds.) Handbook of Categorization in Cognitive Science, 2005, p. 71-89, Amsterdam: Elsevier.

[12] F. Kammerer, dans « The Hardest Aspect of the Ilusion Problem – ans How to Solve it », dans Journal of Consciousness, op. cit., 2017, p. 155-175, cherche à comprendre l’origine de cette illusion en se focalisant sur l’aspect très particulier des représentations introspectives des états phénoménaux.

[13] D. J. Chalmers,  « The content and epistemology of phenomenal belief », in Smith, Q. & Jokic, A. (eds.) Consciousness: New Philosophical Perspectives, Oxford: Oxford University Press, 2003 ; Goff, P. « Real acquaintance and physicalism », in Coates, P. & Coleman, S. (eds.) Phenomenal Qualities: Sense, Perception, and Consciousness, Oxford: Oxford University Press, 2015.

[14] « Illusionism as the Obvious Default Theory of Consciousness » dans Journal of Consciousness, op. cit., 2017, p. 88.

[15] ‘The Refutation of Idealism’ Mind 12, 1903, p. 433-53.

[16] D. J. Chalmers, op. cit., 2011. l

[17] J. R. Searle, J. R. The Mystery of Consciousness, New York: The New York Review of Books, 1997, p. 112, trad. française C. Tiercelin, Le mystère de la conscience Odile Jacob, 2000.

[18] En écartant la possibilité d’enquête usant de la méthode scientifique, on fait appel à un examen phénoménologique. On retrouve cette critique chez Wittgenstein § 243 des Investigations Philosophiques par exemple.  Voir W. S. Sellars « Empiricism and the Philosophy of Mind », 1956, trad. française, F. Cayla, Empirisme et philosophie de l’esprit, Editions de l’Eclat, 1992.

[19] « Tout état de conscience en général est, en lui-même, conscience de quelque chose », E. Husserl, Méditations cartésiennes, « Deuxième Méditation », trad. française G. Pfeiffer et E. Levinas, Vrin, 1947, p. 28.

[20] « Illusionism as a Theory of Consciousness », op. cit., 2017,  p. 14-49.

[21] Voir Qu’est-ce que la conscience, d’A. Ciaunica, Vrin, 2017.

[22] Consciousness Explained, Little, Brown and Company, New York, 1991, trad. française, P. Engel, La conscience expliquée, Odile Jacob, Paris, 1993.

[23] De beaux rêves : obstacles philosophiques à une science de la conscience, traduction française C. Pichevin, Folio/Gallimard, 2008, p. 23.

[24] La conscience expliquée, op. cit., p. 98.

[25] J. Kim, par exemple dans L’esprit dans un monde physique, Ithaque, 2014, p. 122-123.

[26] La stratégie des concepts phénoménaux cherche à troquer le dualisme ontologique contre un dualisme conceptuel. D’une certaine manière, proche de l’illusionnisme, cette approche considère que l’expérience consciente n’est qu’une apparence. C’est notre façon de conceptualiser les propriétés de l’expérience consciente qui doit être examinée. Comment relier ces concepts aux concepts physiques ? Voir, Phenomenal Concepts and Phenomenal Knowledge: New Essays on Consciousness and Physicalism, Oxford University Press, 2006.

[27] J. Levine, « Omettre l’effet que cela fait », trad. française P. Poirier dans D. Fisette et P. Poirier (éd.), Philosophie de l’esprit, Problèmes et perspectives, Vrin, 2003, p. 195-221. A. Ciaunica analyse et commente le texte de Levine dans son ouvrage, Qu’est-ce que la conscience ?, op. cit., 2017, p. 71- 101.

[28] K. Frankish, op. cit., « Illusionism as a Theory of Consciousness », 2017, p. 33.

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2 Commentaires

    • Quentin Chevillon sur 29 août 2018 à 12 h 54 min
    • Répondre

    Merci beaucoup pour cette présentation.

    Vous dites que l’illusionnisme se distingue de l’éliminativisme, mais j’ai du mal à comprendre en quoi… Une fois qu’on a reconnu qu’un phénomène est une illusion, est-ce qu’on ne l’a pas en quelque sorte désintégré ? Ou est-ce à dire que les éliminativistes ne reconnaissent même pas qu’on puisse avoir l’impression d’avoir une expérience phénoménale ?

    Si je comprends bien, l’hétéro-phénoménologie de Daniel Dennett consiste à dire que – plutôt que d’expliquer ce qu’est l’expérience phénoménale – il est préférable d’expliquer pourquoi nous parlons de notre expérience subjective comme nous le faisons. Et si nous sommes capables d’expliquer le discours que nous tenons sur les qualia sans avoir besoin de postuler l’existence actuelle de qualia, alors nous aurons compris tout ce qu’il y a à comprendre sur les qualia. Cette posture est-elle à considérer comme de l’illusionnisme ou de l’éliminativisme (ou les deux) ?

    Autre question, vous dites que l’épiphénoménisme semble être un risque (ou disons un problème) lié au réalisme conservateur. Mais j’avais cru comprendre au contraire que c’était un trait distinctif des théories de type « dualisme des propriétés » (donc réalistes radicaux si j’ai bien compris). Par exemple, Chalmers était pour moi un épiphénoménaliste au sens où pour lui les qualités phénoménales de la conscience se situent « en parallèle » de l’activité physico-chimique de notre cerveau et n’ont pas d’influence causale sur elle ni sur nos actions. Ai-je compris de travers ?

    Enfin, question subsidiaire, connaitriez-vous une ressources sur internet, ou un livre (ou peut-être une idée pour un prochain article de ce blog 😉 où l’on puisse trouver une carte heuristique présentant les différents courants contemporains de la philosophie de la conscience avec leur filiation, ce qui les rapproche et ce qui les oppose ?

    Merci encore.

      • Francois Loth sur 31 août 2018 à 13 h 31 min
      • Répondre

      Disons que la frontière entre éliminativisme et illusionnisme est ténue. Néanmoins, l’éliminativisme, comme son nom le dit, veut éliminer la notion de qualia alors que l’illusionniste pense que ce n’est pas nécessaire mais soutient que l’on doit proposer une explication physicaliste qui rende compte de cette illusion. C’est ici, qu’il peut introduire la notion de propriété quasi-phénoménale.

      En ce qui concerne l’hétérophénoménologie que conceptualise Dennett cela conduit à ce que les qualia sont des illusions. Comme pour le libre arbitre, Dennett pense qu’il s’agit-là, cependant, d’une « fiction utile ».

      Le réalisme conservateur prétend que ses conclusions n’entraînent pas l’épiphénoménisme. Je pense à J. Kim par exemple. Chalmers, en soutenant la survenance naturelle et non logique du phénomène de la conscience fait du phénoménal un effet qui ne semble jouer aucun rôle causal. C’est l’aspect fonctionnel (conscience d’accès) de la conscience qui ferait seul le travail causal. Le fait que cette conscience d’accès soit accompagnée d’un aspect phénoménal demeure pour Chalmers sans véritable explication. Chalmers est plutôt hésitant sur la question de l’épiphénoménisme. La pertinence causale de l’expérience de conscience reste ouverte pour lui.

      Pour la lecture, je vous conseille le petit livre d’Ana Ciaunica Qu’est-ce que la conscience ?, chez Vrin.

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