L’esprit et le cosmos de Thomas Nagel

La contribution de Thomas Nagel à la philosophie contemporaine – riche d’une diversité peu commune pour un philosophe inscrivant son activité dans la tradition de la philosophie analytique -, s’enrichit aujourd’hui de la traduction de son dernier livre L’esprit et le Cosmos.

L’ouvrage dont le sous-titre « Pourquoi la conception matérialiste néodarwinienne de la nature est très probablement fausse »  a, lors de sa parution aux Etats-Unis, ouvert de nombreuses discussions dans le monde philosophique. Il s’agit pour son auteur de montrer qu’une conception cosmologique du tout qui ne prend pas en compte l’esprit, la conscience, la connaissance et la valeur est engagée dans une impasse.

Revendiquant son athéisme, mais écartant la thèse physicaliste, Thomas Nagel n’adhère pas pour autant à une théorie du dessein intelligent, et encore moins à une explication créationniste. Ainsi, selon lui, les principes qui ont permis l’essor fantastique de la science moderne, loin de répondre à tout besoin d’explication, doivent alors être complétés ou modifiés. Seule une alternative au réductionnisme physico-chimique dominant permettra d’accéder à une véritable intelligibilité du monde et de la vie. Il faut pour cela « inclure l’esprit, résultat du développement de la vie, en tant qu’état le plus récent de la longue histoire cosmologique » dans une théorie du tout.

 

 

Face à l’ampleur des réactions lors de la parution, le philosophe new-yorkais a, en 2013, publié un article qui résume son propos dans le New York Times. En voici la traduction

 

L’essentiel de Mind and Cosmos 

Voici un bref exposé des positions soutenues plus en détail dans mon livre Mind and Cosmos: Why the Materialist Neo-Darwinian Conception of Nature Is Almost Certainly False publié par Oxford University Press l’année dernière. Depuis lors, le livre a suscité un grand nombre de critiques, ce qui n’est pas surprenant compte tenu du point de vue profondément enraciné au sujet du monde qu’il attaque. Il m’a semblé utile de proposer un bref résumé de l’argument central.

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La révolution scientifique du 17ème siècle, qui a entraîné un progrès extraordinaire dans la compréhension de la nature, fut, dès son origine, soumise à une limite décisive résultante de la soustraction du monde physique comme objet d’étude de tous les objets mentaux : la conscience, la signification, l’intention ou la visée. Les sciences physiques qui se sont depuis lors développées décrivent, avec l’aide des mathématiques, les éléments qui composent l’univers matériel et les lois qui gouvernent leurs comportements dans l’espace et le temps.

Nous-mêmes, comme organismes physiques, faisons partie de l’univers et sommes, comme toutes les choses, composés des mêmes éléments de base ; et les progrès récents de la biologie moléculaire ont grandement amélioré notre compréhension des bases physiques et chimiques de la vie. Puisque que nos vies mentales, avec évidence, dépendent de notre existence en tant qu’organismes physiques, en particulier du fonctionnement de notre système nerveux central, il apparaît naturel de penser que les sciences physiques sont en principe susceptibles de constituer la base d’une explication des aspects mentaux de la réalité – et qu’ainsi elle soit en mesure de prétendre à être une théorie du tout.

Cependant, j’estime que cette possibilité est écartée du fait des conditions qui ont défini les sciences physiques depuis l’origine. Les sciences physiques peuvent décrire les organismes comme le nôtre en tant que parties de l’ordre objectif spatiotemporel – notre structure et notre comportement dans l’espace et le temps – mais elles ne peuvent pas décrire les expériences subjectives de tels organismes ou comment le monde leur apparaît de leur point de vue particulier. Il ne peut y avoir qu’une description purement physique des processus neurophysiologiques qui donnent lieu à une expérience et du comportement physique qui lui est généralement associé, mais une telle description, bien que complète, laissera de côté l’essence subjective de l’expérience – comment elle est du point de vue de ce sujet – sans laquelle elle ne serait tout simplement pas une expérience de conscience.

Ainsi, les sciences physiques, en dépit de l’extraordinaire succès dans leur domaine, laissent nécessairement un aspect important de la nature inexpliqué. En outre, dans la mesure ou le mental résulte du développement des organismes animaux, la nature de ces organismes ne peut pas être pleinement appréhendée par elles seules. Enfin, puisque le long processus de l’évolution est responsable de l’existence d’organismes conscients et comme un processus entièrement physique ne peut pas expliquer leur existence, il s’ensuit que l’évolution biologique doit être plus qu’un processus physique, et que la théorie de l’évolution, si elle vise à expliquer l’existence de la vie consciente, doit devenir plus qu’une simple théorie physique.

Cela signifie que si la perspective de la science prétend à une compréhension plus complète de la nature, elle doit s’étendre afin d’inclure des théories capables d’expliquer l’apparition dans l’univers des phénomènes mentaux et les points de vue subjectifs dans lesquels ils se produisent – théories d’un type différent de tout ce que nous avons considéré jusqu’ici.

Il existe deux manières de résister à cette conclusion et chacune d’elle se décline en deux versions. La première consiste à nier que le mental soit un aspect irréductible de la réalité, (a) en considérant que le mental peut être identifié avec certaines aspect du physique, tels que les modèles de comportement ou les modèles d’activités neurales, ou (b) en niant que le mental soit une part quelconque de la réalité, en étant une sorte d’illusion (mais alors, une illusion de quoi ?). La seconde manière serait de nier que le mental requiert une explication scientifique au moyen d’une certaine nouvelle conception de l’ordre naturel, soit parce que (c) nous pouvons le considérer comme un simple hasard ou accident, une propriété supplémentaire inexpliquée de certains organismes physiques – ou bien (d) nous pouvons croire qu’il existe bien une explication mais qu’elle n’appartient pas à la science mais plutôt à la théologie, en d’autres termes que l’esprit a été ajouté dans le monde physique au cours de l’évolution par une intervention divine.

Chacune de ses positions ont leurs adeptes. Je pense que ce qui obtient la faveur des philosophes et des scientifiques, (a) la perspective du réductionnisme psychophysique, est dû non seulement au grand prestige des sciences physiques mais au sentiment que c’est la meilleure défense contre la redoutable option (d), la perspective de l’interventionniste théiste. Toutefois, quelqu’un qui trouve que (a) et (b) sont évidemment fausses en soi et (c) complètement invraisemblables n’est pas tenu d’accepter (d) parce qu’une compréhension scientifique de la nature ne requiert pas d’être limité à une théorie physique le l’ordre objectif spatiotemporel. Cela fait sens de chercher une forme étendue de compréhension qui intègre le mental mais qui demeure scientifique – c’est-à-dire qui est encore une théorie de l’ordre immanent de la nature.

Cela me paraît être la solution la plus probable. Alors même que la perspective théiste, dans certaines versions, est compatible avec les preuves scientifiques qui sont à notre disposition, je ne la crois pas. En revanche je suis attiré par une alternative naturaliste, bien que non matérialiste. Je subodore que l’esprit n’est pas un accident inexplicable ou un don divin et anomal mais un aspect de la nature que nous ne comprendrons pas tant que nous ne dépasserons pas les limites internes de l’orthodoxie scientifique contemporaine. J’ajouterai que même certains théistes trouveraient cela acceptable puisqu’ils pourraient maintenir que Dieu est en fin de compte responsable de cet ordre naturel étendu, comme ils croient qu’il l’est pour les lois de la physique.

Thomas Nagel

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2 Commentaires

    • Debra sur 29 novembre 2018 à 10 h 58 min
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    Ceux d’entre nous qui ont une toute petite connaissance de l’histoire… scientifique savons qu’au 19ème siècle, (et même avant, probablement), des hommes (principalement) de science étaient en train de pratiquer des autopsies afin de localiser l’esprit DANS le corps matériel, et cherchaient une correspondance terme à terme entre une lésion (matérialisée) au cerveau, et un symptôme de maladie mentale.
    Nous savons que ces hommes n’ont pas pu trouver cette correspondance terme à terme, et même les progrès (se souvenir que le mot « progrès » est un élément dogmatique de la cosmogonie scientifique réductrice/réductionniste en ce moment, car qui dit « dominant » dit « réductionniste », ou plus provocant encore.. « simple ») auront du mal à localiser l’esprit.
    Cela ne nous empêche pas de vouloir localiser l’esprit, ou la subjectivité, à tout prix. Pour… nous rassurer avec l’illusion ? que comprendre, c’est maîtriser. Le grand ennui de l’édifice scientifique est de produire des hommes et des femmes qui ont autant besoin d’être rassurés que les Anciens, mais qui le nient avec force, et cherchent des rationalisations afin de cacher, à eux-mêmes, (et à leurs adeptes ?) leur besoin d’être rassuré. Tant de.. négation ne peut que faire jaillir une conscience particulière. Oui, oui, les idées s’incarnent dans la matière, même si on ne peut pas les localiser, ou les… matérialiser, et sans qu’on puisse déterminer avec certitude qui était première, l’idée-poule, ou matière-oeuf.

    Je n’ai rien contre le fait d’avoir besoin d’être rassuré. Tout être… VIVANT est frêle de sa frêle vie de créature dépendante, et soumise à la mort. Cela est… naturel, même. Ce qui suscite mon mépris, c’est le fait de se gargariser de sa « force » d’éclairé en se comportant de la sorte. Je méprise tant de sentiments ? de supériorité chez ceux qui ont pris ce chemin, dans leur invocation de la Vérité. Et je m’impatiente des effets d’autant de démocratisation du savoir scientifique dans le grand public qui ne fréquente pas les hautes sphères scientifiques, ce qui produit la même pauvreté.. spirituelle ? scientifique ? qu’a connu la Grande Romaine avec la vulgarisation des travaux de nos ancêtres grands théologiens, quand la science était encore science de Dieu. (Et, vous lisant, je peux encore me dire que… la science est restée la science de « Dieu »…Incontournable.) La vulgarisation finit par élimer les nuances. C’est naturel. La Grande Romaine en a déjà largement fait les frais. Regardez l’état du catéchisme à l’heure actuelle, ainsi que l’ignorance générale de ses fidèles.

    Il me semble que nos ancêtres qui étaient plus sensés que nous sur bien des plans avaient déjà fait le constat que le corps humain, matériel, privé de l’étincelle de la vie, se décomposait comme un morceau de viande qu’on laisse en dehors de frigo. Sans expérience scientifique, ils avaient les moyens de voir comment se comportait la matière sans cette étincelle que je me garderai bien de.. qualifier, de localiser, d’expliquer ou de justifier. Et cela a pu déclencher en eux un sentiment d’émerveillement, de mystère, qui ouvrait pour eux une dimension dans un au-delà de ce que leurs yeux étaient capables de voir (avec ou sans microscope, d’ailleurs…). On pourrait même postuler que leur incapacité d’expliquer ? où était passée cette étincelle au moment où elle n’était plus a ouvert la dimension de la transcendance (et non pas l’immanence. Il me semble, mais je peux me tromper, vous me direz ?, que la grande différence entre l’immanence et la transcendance est que cette dernière naît avec l’impulsion de l’Homme de lever les yeux vers le ciel pour contempler ces mystères, et ne pas les… baisser ? C’est une intuition, pas plus, et je ne chercherai pas à la prouver.)

    Dans l’exposé/résumé que vous vous êtes donné la peine de nous offrir, de manière généreuse, je vois cette difficulté grandissante ? pour l’Homme occidental de réaliser son incarnation, en intriquant/imbriquant deux ordres qu’il institue comme étant de plus en plus exclusifs. Il est un fait que l’Homme se trouve confronté à l’opposition structurale entre le monde invisible, et le monde visible, ainsi que l’opposition « intérieur/extérieur ». (On pourrait se demander si cet état de fait n’est pas partagé par tout le vivant, animal ET végétal, d’ailleurs, auquel je postule une conscience particulière.) Le problème étant l’exclusion, qui devient de plus en plus une opposition ANTAGONISTE, à la conjugaison, à.. l’ALLIANCE. On peut se demander ce qu’il en est de l’avenir de cette ALLIANCE, qui a quelque correspondance avec le « religere » qui nous a donné un autre mot qui est posé comme une opposition antagoniste à l’édifice scientifique. Je pressens que cela n’est pas bon pour notre capacité de nous associer, ou d’associer, et postulant que nous sommes fait individuellement d’une association d’êtres conscients oeuvrant ensemble en direction d’un but commun, de… vivre, cela n’est pas bon pour l’Homme.

    Et je ne peux pas m’empêcher de penser à cette intuition autour du Logos, « au commencement fut le Verbe, et le Verbe était avec Dieu, et le Verbe était Dieu ». Là aussi, nous avons une formulation de ce qui se présente comme paradoxe, comme des plans distincts et séparés qu’il s’agit de faire tenir ensemble, sans qu’on puisse établir une hiérarchie de causalité, ou de chronologie. Et nous avons.. la preuve ? au sein du langage lui-même de la nécessité d’associer des plans distinctes, et séparés, le langage se présentant à l’Homme comme hétérogène à son être matériel.

    S’il faut pouvoir séparer en parties pour analyser et.. penser, il faut pouvoir RELIER pour vivre, en songeant que cette séparation.. est une vue de l’esprit. Une fiction, si l’on veut. Mais… si la fiction est une vue de l’esprit, elle n’est pas fausse, et certainement pas un mensonge. La disqualifier, cela revient à disqualifier.. l’esprit, et cela nous conduit dans une impasse qui est tout sauf salvatrice.
    Et en fin de compte, on se retrouve devant l’éternel impasse de savoir ce qui fut premier, la poule ou l’oeuf. Les rabbins… scientifiques ou autres, vont en débattre jusqu’à la fin des temps.

  1. Il me semble que la question est partiellement celle de l’hominisation, c’est à dire de l’apparition de cette chose mystérieuse que Nagel nous enjoint de décrire par une extension à venir de nos sciences. Peut on réduire l’un à l’autre, sachant que la conscience végétale ou animale reste seconde par rapport à celle ci, car ne se préoccupant pas de s’interpréter elle même. Joindre les deux problèmes a-t-il un sens?

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