Jack Smart et David Chalmers à la recherche d’une théorie fondamentale de la conscience

Première publication, janvier 2011 (révisée août 2015)

Imaginer qu’un monde matériel, identique au nôtre, c’est-à-dire indiscernable, du point de vue physique, du nôtre – avec votre double parfait, et le mien, pris dans les mêmes activités que celles qui nous occupent et agissant de la même façon, ayant les mêmes croyances propositionnelles…  – existe, et bien, ce monde-là pourrait être un monde-zombie. En effet, dans ce monde-là, votre réplique et la mienne échapperaient aux phénomènes de la conscience. Autrement dit, dans notre monde, contrairement au monde-zombie, il y a des qualia.

De ce rêve étrange, à la limite de l’intelligible, d’un monde-zombie, D. Chalmers érige un des piliers de son argument anti-matérialisme : la « possibilité logique » des zombies. De cette possibilité logique, il en déduit que la conscience doit être ajoutée à l’ontologie de l’univers matériel. Et que par conséquent, de l’ensemble des faits physiques on ne peut dériver les faits des phénomènes de la conscience.

Dans ce monde-zombie – qui a en commun avec le nôtre toutes les lois physiques – il manquerait donc certaines lois reliant la conscience à cet agencement de particules (qui est exactement semblable à celui de notre monde). Ce sont, selon Chalmers, ces lois additionnelles de la nature qui permettent l’émergence de la conscience sur ces mêmes processus physiques. Ces lois sont des lois d’organisation fonctionnelle. Ainsi, lorsqu’un système est doté de ces lois fonctionnelles alors il peut être conscient – et ce, peu importe sa constitution. C’est, en effet, une caractéristique fondamentale du fonctionnalisme, à savoir une indifférence envers ce qui constitue le système sur lequel de telles lois peuvent s’appliquer. En conséquence, l’organisation réalisée par le cerveau au niveau neural pourrait être réalisée par un autre système physique. C’est ce que Chalmers nomme « l’invariant organisationnel de la conscience. »[1] (p. 349). C’est sur cet aspect que se fonde la thèse de l’irréductibilité de la conscience.

La thèse de Chalmers soulève plusieurs types de questions. J’en sélectionne deux, fait une remarque sur le premier et fais appel, à propos du second type de questions,  à un autre philosophe australien, J. J. C. Smart.

smart

Le premier type de questions concerne le passage du concevable au métaphysiquement possible. Que les zombies soient logiquement possibles dépend du fait que l’on pense ou non qu’il y a une contradiction logique inhérente à la notion de zombie. Ce qui est contradictoire n’est pas logiquement possible (un célibataire marié par exemple). Est-ce une idée contradictoire que celle d’un être physiquement identique à moi-même mais qui n’a pas de qualia ? On peut, sans doute, répondre « non » à cette question. Un éliminativiste au sujet des qualia, comme Daniel Dennett[2] par exemple peut, lui aussi, soutenir la possibilité logique des zombies, mais à la différence de Chalmers, il ne pensera pas qu’il manque quelque chose à l’un de ces deux êtres. Mais si concevoir est une chose, la possibilité métaphysique en est une autre ! Le zombie « concevable » est avant tout le produit d’une relation entre un concept et une certaine représentation de la réalité. La possibilité métaphysique, elle, concerne le monde réel. C’est l’objection matérialiste. Comme l’a montré Kripke[3], il existe des vérités nécessaires a posteriori. Je peux concevoir que l’eau n’est pas H2O, mais c’est métaphysiquement impossible. Si on applique l’argument de Kripke aux zombies, de ce que ceux-ci soient logiquement possibles on ne peut inférer qu’ils soient métaphysiquement possibles. Chalmers dans son livre parle de fausse piste[4] et développe une argumentation basée sur la double intension des concepts. Sans entrer dans la discussion complexe et technique que développe Chalmers, on remarque cependant que l’argument dualiste de Chalmers est entièrement basé sur une façon de considérer ce qu’est un concept.

Le deuxième type de questions que soulève la thèse de Chalmers est d’un enjeu considérable puisqu’il met la conscience hors de la portée des sciences empiriques. En effet, pour Chalmers, une description complète du cerveau ne pourra jamais permettre de comprendre les phénomènes de la conscience. C’est le fossé explicatif. Pour Chalmers, même l’appel à une nouvelle physique n’y pourra rien changer :

Si une telle théorie [une nouvelle théorie physique] consiste en une description de la structure et de la dynamique des champs, des ondes, des particules, etc., alors nous retrouverons toutes les difficultés habituelles.

[…]

Le problème est que les éléments de base des théories physiques semblent toujours revenir à deux choses : la structure et la dynamique des processus physiques. […] Aucun ensemble de faits au sujet de la structure et de la dynamique physique ne peut être un fait phénoménologique.[5]

Chalmers repousse donc toute possibilité d’étendre notre connaissance de la physique de manière telle que nous puissions penser que les phénomènes de conscience surviennent logiquement (j’utilise la différence que fait Chalmers entre survenance logique et survenance naturelle) sur le physique. La survenance logique est l’idée que si on organise correctement les parties, on crée des touts. La survenance naturelle que prône Chalmers est radicalement différente. Si on organise correctement les parties, étant donné certaines lois de la nature, un genre nouveau d’entité fait son apparition. C’est ainsi que, selon Chalmers, la conscience occupe un espace ontologique à part, provenant de phénomènes physiques, sur la base de lois contingentes de la nature.

C’est donc une certaine conception des lois de la nature qui relierait « l’invariant de la conscience » à tout un ensemble ouvert et hétérogène de propriétés physiques, qui permet à Chalmers de dessiner cette image métaphysique non réductionniste de la conscience. Cette conception est discutable, et elle a déjà été discutée. Il y a plus de cinquante ans, Jack Smart écrivait :

Les états de conscience […] semblent être le genre de choses qui reste hors du tableau physicaliste et pour diverses raisons, je ne peux vraiment pas croire qu’il puisse en être ainsi. Que  tout doive être explicable dans les termes de la physique (en lien, bien sûr, avec les descriptions de la manière dont les parties sont assemblées – en gros, la biologie est à la physique ce que l’ingénierie radio est à l’électro magnétisme) à l’exception de l’occurrence des sensations me paraît franchement incroyable. De telles sensations, seraient des ‘restes nomologiques’ pour reprendre l’expression de Feigl.[6] On ne réalise pas souvent à quel point ces lois auxquelles ces restes nomologiques seraient suspendus seraient bizarres.  On demande parfois, ‘Pourquoi n’y aurait-il des  lois psychophysiques d’un nouveau genre, exactement comme les lois de l’électricité et du magnétisme ont été des nouveautés par rapport à la  mécanique newtoniennne ?’ Certes,  nous pouvons être certains de rencontrer à l’avenir des lois ultimes d’un type nouveau, mais j’attends d’elles qu’elles relient les simples constituants, à savoir  les particules ultimes, quelles qu’elles soient, qui seront alors à la mode.[7]

Ce que montre ces deux types de questions qui émergent de la thèse de Chalmers, c’est que la possibilité des zombies et sa conséquence, que notre compréhension de la conscience serait hors de portée de la science physique, sont le résultat non seulement de certaines analyses conceptuelles, mais surtout de certaines thèses métaphysiques quant à la nature des propriétés et des lois de nature.

  JJCC Smart et D. Chalmers, meeting in Adelaide, July 2003.

Références

[1] L’esprit conscient, trad. française, 2010, p. 349.

[2] 1991, Consciousness Explained, trad. française Pascal Engel, La conscience expliquée, Odile Jacob, 1993.

[3] 1972, Naming and Necessity, in Davidson & Harman, Semantics of Natural Languages (Reidel) p. 253-355, 1980, trad. française P. Jacob et F. Récanati, La logique des noms propres, Minuit, 1980.

[4] Ibid., p. 191-195.

[5] Ibid., p. 175.

[6] 1958, The Mental and the Physical, trad. française Le “Mental” et le “Physique”, Lafon C., Andrieu B., Paris, L’Harmattan, 2002.

[7] 1959, « Sensations and Brain Processes », Philosophical Review, 68, reprinted in John Heil, Philosophy of Mind: a Guide and Anthology, Oxford: Oxford University Press, p. 142-143.

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