Le mirage de l’illusion : une dérive scientiste au sujet de la conscience

Il existe une thèse au sujet de la conscience phénoménale qui soutient que ce type de conscience n’est qu’une illusion. Les arguments qui présentent cette thèse – appelée « illusionnisme » – ont précédemment fait l’objet d’un billet que l’on peut résumer ainsi :

On distingue traditionnellement (1) les propriétés de l’expérience que peut éprouver un être conscient, l’« effet que cela fait » lorsque nous écoutons une mélodie, respirons une rose, croquons dans du chocolat, hurlons de douleur, etc. (2) des propriétés de la conscience cognitive qui nous permettent de percevoir, de mémoriser, d’user d’un langage, de raisonner, de nous mouvoir, etc.

Les propriétés de l’expérience – nommées qualia – que peut éprouver un être conscient se distinguent donc des propriétés qui lui permettent de raisonner et d’agir[1]. Pour l’illusionniste, de tels états (1), qui nous semblent pourtant bel et bien exister, ne seraient qu’une série d’illusions : illusion de mélodie, de parfum, de goût de chocolat, illusion de douleur, etc. Ainsi, selon cette thèse, le réel ne contiendrait aucun phénomène de conscience. Par conséquent, lorsque les humains sont le sujet de telles expériences, ce ne sont là que des manifestations de propriétés physiques du cerveau qu’ils (les humains) tentent de décrire par introspection de manière phénoménale. L’erreur pour ces humains, manœuvrés par des propriétés malicieuses du cerveau, serait de croire que la conscience phénoménale existe bel et bien.

Cette thèse, à première vue extravagante dans la mesure où elle se pose comme une négation de l’évidence ressentie par tout être conscient, s’oppose à la thèse « réaliste » qui soutient que la conscience phénoménale – autre nom données aux états (1) – est un fait réel du monde, et que les propriétés qui traduisent son existence, même si elles ne paraissent pas pouvoir être appréhendées par la science physique ne sont en rien une illusion.

Le clivage entre les deux postures est donc clair. L’avantage de la position illusionniste, c’est qu’elle permet de résoudre par abolition de l’objet, le « problème difficile » de la conscience[2]. Cela nous change de la résolution par dissolution d’un problème que l’on évoque souvent en parlant d’Austin ou de Wittgenstein[3], mais d’une méthode l’autre – dissoudre ou éliminer – on peut penser que prendre la conscience au sérieux, nécessite une approche ontologiquement sérieuse[4], mais l’illusionniste est-il vraiment sérieux ? On peut légitimement en douter. Notons cependant que la thèse est si puissante que David Chalmers – fervent défenseur du réalisme – estime que s’il était matérialiste à propos de la conscience, il serait illusionniste[5]

Néanmoins pour être illusionniste, pour adopter cette thèse de l’amputation cohérente du phénomène de la conscience, il nous faut accepter un certain nombre d’idées quasi prodigieuses. Y sommes-nous prêts ? Et si l’argument de l’illusion n’était qu’une sorte de mirage scientiste ! Soutenant la position réaliste, je sélectionne deux de ces idées qu’il nous faut accepter pour devenir illusionniste et sommairement en amorce l’argument. Donc pour devenir illusionniste, il nous faut :

1/ Accepter certaines intuitions fantastiques et croire que nous sommes des zombies.

2/ Soutenir un dogme nous invitant à ingurgiter un syllogisme du genre :

(i) Tout ce qui n’est pas explicable par une science physique est une illusion ; 

(ii) La conscience n’est pas explicable par une science physique ;

(iii) Donc la conscience est une illusion

L’intuition du zombie

Si le zombie est concevable et possible, à savoir comme un être fonctionnellement identique à un humain, ayant par conséquent le même comportement que lui, il nous faut comprendre qu’il s’agit-là d’un être possible envisagé en troisième personne, c’est-à-dire, du point de vue objectif. Pour l’illusionniste, cette conception l’incitera à penser que la conscience est une fiction, alors que pour le réaliste, présupposant la réalité du phénomène de la conscience, il sera enclin à envisager quelque chose d’additionnel aux seules propriétés physiques, décelable exclusivement en première personne et que la seule explication fonctionnelle ne peut saisir.

Peut-on imaginer qu’un être, en tous points identique à nous physiquement et se comportant exactement comme nous nous comportons, puisse ne pas être conscient ? Si nous parvenons à « penser » cet être, à le concevoir, à le rendre possible, que doit-on conclure à propos du phénomène de la conscience ? C’est ainsi que le « zombie », au moyen de cette question insolite, lorsque l’on parle de la conscience phénoménale, débarque dans les conversations philosophiques[6].

L’entrée en lice du zombie philosophique est donc ici l’occasion pour les uns (réalistes) de justifier la posture antimatérialiste et pour les autres (illusionnistes) d’affermir la thèse éliminativiste. En effet, si un zombie physique est métaphysiquement possible, alors le physicalisme est faux. Cependant, l’illusionniste saura contourner la proposition réaliste de la façon suivante : « Si le zombie est métaphysiquement possible, alors nous sommes des zombies… qui nous prenons pour des êtres conscients. » C’est que pour ce dernier, la possibilité du zombie permet au physicalisme d’étendre son assise vers la recherche des propriétés physiques (neurophysiologiques – propriétés dites « quasi-phénoménales ») qui seraient à la source de ces illusions. Donc, si le zombie est une aubaine pour l’une et l’autre des deux positions, le blocage des pseudo-monstres haïtiens hors du champ philosophique pourrait bien sensiblement nuancer les deux options. En effet, pour le réaliste, l’intégration du phénomène de la conscience à l’intérieur du monde physique pourrait alors être reconsidéré – le phénomène resterait alors en attente d’une explication matérialiste à venir. Quant à l’illusionniste, se revendiquer zombie ne serait plus possible. Or, il s’avère que l’évidence de la concevabilité du zombie[7] – qui s’est aujourd’hui répandue dans toute la littérature philosophique comme une lapalissade – demeure, en fait, franchement controversable. 

En effet, pour que l’argument du zombie, en particulier l’argument développé par Chalmers[8], puisse être utilisé, il faut que le zombie en question soit (1) concevable et (2) métaphysiquement possible.

Concevoir un zombie apparaît comme cohérent et n’est certes pas contradictoire. On peut en effet, logiquement concevoir un être identique physiquement à un humain qui se comporterait exactement comme celui-ci le ferait, mais qui n’éprouverait pas l’effet que cela fait d’être lui. Ou encore qu’une personne soit dans le même état fonctionnel que vous et moi mais qui ne ressentirait pas la douleur. Sommes-nous néanmoins toujours cohérents lorsque nous concevons un état mental sans conscience phénoménale mais identique fonctionnellement à un autre qui lui est conscient[9] ?

Ainsi, cette apparente concevabilité pourrait bien nous en dire plus long sur nos capacités à forger des concepts que sur ce qui est réellement possible ! Certes, il s’avère que :

1/ Nous pouvons concevoir notre double zombie.

2/ Nous pouvons aussi concevoir que la conscience phénoménale est une propriété réelle et pas une illusion[10]. [Réalisme]

3/ Nous pouvons aussi concevoir que nous sommes des zombies. [Illusionnisme]

4/ Ainsi (1) et (2) d’une part et (1) et (3) d’autre part, sont concevables sans contradiction.

5/ Donc de (1) et (2) nous pouvons penser que la conscience phénoménale est « laissée de côté » par le naturalisme fonctionnaliste.

6/ Donc de (1) et (3) nous pouvons concevoir la conscience phénoménale comme étant une fiction.

On le constate, la concevabilité logique du zombie, non seulement peut servir le réalisme mais aussi son opposé, l’illusionnisme. Autrement dit, admettre la possibilité du zombie revient pour la première thèse à soutenir l’existence d’un fossé explicatif ou à l’inverse qu’une théorie matérialiste de type fonctionnel pourra un jour pleinement expliquer pourquoi notre cerveau nous joue le tour de l’illusion pour la seconde. On peut toutefois se demander en quoi la concevabilité logique du zombie nous permet d’interroger de façon féconde le problème de la conscience ? D’ailleurs, des philosophes qui ont pris l’habitude de s’opposer l’un et l’autre au sujet de la conscience tels que Thomas Nagel (réaliste) et Daniel Dennett (illusionniste) s’accordent pour douter de l’intérêt que nous pouvons avoir à introduire ce fantôme dans l’examen du problème. Pour le premier, l’apparente contingence dans la relation entre le fonctionnement d’un organisme physique et l’esprit conscient est une illusion[11] ; pour le second, l’intuition du zombie n’est qu’une erreur cognitive[12].  

C’est qu’un zombie logiquement possible relève de la représentation mentale. En revanche, soutenir réellement la possibilité du zombie c’est chercher à l’ancrer dans le monde. On parle alors de possibilité métaphysique – et là, c’est une autre histoire. On peut certes concevoir un être ayant des circuits électroniques à la place du cerveau et qu’une organisation fonctionnelle identique à celle d’un être humain lui permettant de se comporter exactement comme un humain mais n’éprouverait pas l’effet que cela fait d’être lui, ou à l’inverse, aurait la conscience. Mais cet être peut-il métaphysiquement être possible ? Cette propension à la concevabilité parle-t-elle vraiment des zombies ? Ce qui est sûr c’est qu’elle en dit assez long sur nos concepts mais, au fond, assez peu sur le réellement possible[13]… à moins que nous renoncions définitivement à prendre la conscience au sérieux au profit d’un naturalisme fonctionnaliste et que nous finissions par admettre la validité de la conclusion de l’argument suivant :

1/ Nous pouvons concevoir le zombie.

2/ Le naturalisme fonctionnaliste est le seul moyen que nous ayons à notre disposition pour rendre compte de la conscience.

3/ Donc de 1 et 2 le zombie est possible.

4/ Donc nous sommes des zombies !

N’oublions cependant jamais qu’en philosophie, un argument ne nous donne que des raisons d’adhérer à une conclusion et est, de ce fait, incapable de produire un résultat indiscutable[14]. D’ailleurs la prémisse (2) de l’argument ci-dessus pourrait bien, tout bonnement, n’être qu’un dogme ! Si nous le montrions, nous pourrions rejeter la conclusion de la possibilité du zombie afin de remettre le problème à sa place, à savoir celui de la compréhension d’un monde physique intégrant le phénomène de la conscience comme une donnée du monde. Quant à la prémisse (1), le réaliste peut s’en passer !

Le dogme du naturalisme étroit

Aujourd’hui, c’est un naturalisme mécaniste, en troisième personne, via les sciences cognitives et le fonctionnalisme, qui domine l’explication scientifique à propos de la conscience. Dennett, sans ambages, le proclame :

… [Les théories mécanistes] expliquent bel et bien tout ce qui, concernant la conscience, mérite d’être expliqué[15]

Ce naturalisme estime que lorsque nous serons parvenus à comprendre l’organisation fonctionnelle, qui pour l’illusionniste explique l’émergence de ces fameuses propriétés « quasi-phénoménales », le mystère de la conscience, qui n’était qu’une énigme, sera enfin levé. 

Un tel naturalisme n’est pas seulement fondé sur le rejet des entités surnaturelles – et en philosophie de l’esprit, sur celui du dualisme cartésien –, il est aussi, et surtout, la marque d’un principe organisateur de l’étude scientifique du réel. C’est ainsi que revient à la science physique, en l’occurrence les neurosciences et les sciences cognitives que l’on peut ranger sous cette catégorie, le rôle de recenser les entités et les propriétés qui composent notre monde. Animé du slogan « Tout est physique ! », la science pose alors la matière, gouvernée par les lois physiques, au centre de l’enquête – dans ce monde et dans tous les mondes possibles. Il devient alors relativement cohérent de retrancher de cette enquête le versant subjectif qui peine à s’inscrire dans le monde physique : la conscience phénoménale. Thomas Nagel l’écrit ainsi :

Étant donné notre compréhension objective de la réalité physique, la question se pose alors de savoir comment un tel arrangement de matériaux physiques de base, dans toute sa complexité, engendre non seulement les remarquables capacités physiques de l’organisme mais aussi un être qui a un esprit, un point de vue, un large domaine d’expériences subjectives et de capacités mentales – aucune de ces choses n’étant susceptibles d’être intégrée à la conception de la réalité objective[16].

Poser une limite à la possibilité scientifique face au phénomène de la conscience ne fait cependant pas de celui qui défend cette idée un immatérialiste ou un adepte de la pensée magique. Certes le dualisme cartésien et les entités surnaturelles – comme les zombies d’ailleurs ! – sont concevables mais on peut demeurer naturaliste et résister à ces conceptions sans pour autant chavirer dans un physicalisme idéologique qui élimine ou qualifie d’illusion, un phénomène qui échappe à la méthode scientifique objective.  

Le naturalisme dogmatique ou que l’on peut qualifier d’ « étroit » apparaît au fond comme un engagement scientiste donnant à la science physique toute l’autorité pour produire une image vraie de la nature – la seule image possible. Wilfred Sellars l’exprime ainsi :

La science est la mesure de toutes choses, de ce qui est en tant qu’il est, et de ce qui n’est pas en tant qu’il n’est pas[17].

Se soumettre à cette conception épistémique de la nature conduit alors à examiner ce qui semble se soustraire à l’examen scientifique comme devant :

1/ soit être réduit dans une science physique respectable,

2/ ou considéré comme une fiction utile,

3/ voire, interprété ou jouant un rôle linguistique non factuel,

4/ ou soit encore susceptible d’être éliminé ou considéré comme une illusion.

La voie étrécie de ce naturalisme nous en dit manifestement long sur notre capacité à être saisi par une pensée qui ne revient au fond qu’à supposer que nous n’existons pas[18] – mais ne nous dit rien sur le phénomène naturel de la conscience. En effet, s’il existe une théorie cohérente qui ne peut ni intégrer, ni expliquer un ensemble de faits, alors le problème – à moins de déclarer ces faits comme étant des illusions – revient à la théorie elle-même. Cependant, ne peut-on pas penser le naturalisme (ou le matérialisme voire le physicalisme) comme ce qui intègre les phénomènes naturels dont l’existence nous est plus certaine que l’existence que tout autre chose ?

Dans les discussions philosophiques au sujet de la conscience, la position réaliste standard se pose comme une objection au physicalisme[19]. Le dualisme des substances ou des propriétés, sous le coup des arguments physicalistes a tendance à entrainer l’exclusion du mental hors de la sphère physique. Mais l’on peut aussi ne pas vouloir adhérer au dualisme et prendre néanmoins la conscience au sérieux sans l’écarter de notre univers physique. Une telle voie ouvre alors l’hypothèse d’une connexion étroite entre le phénomène de la conscience et la matière. Et ce n’est pas une nouveauté ! Il n’est en effet pas interdit de se souvenir que l’hypothèse d’une matière pensante que l’on pourrait traduire en terme contemporain par « l’hypothèse que l’expérience de conscience pourrait être un phénomène entièrement physique », est un argument qui a connu par le passé de fervents défenseurs (Hobbes, Locke[20], Diderot, etc.). Ainsi, ne pourrait-on pas opter pour une interprétation du naturalisme qui tout en persistant à utiliser les termes de « matérialisme » ou de « physicalisme » – certes d’une manière qui s’écarte quelque peu du standard – soutiendrait un réalisme de la conscience ? C’est la position soutenue par Galen Strawson[21] pour qui, être réaliste à propos des phénomènes de la conscience et se revendiquer matérialiste n’est en rien contradictoire. Dans la mesure où l’expérience de conscience est fondamentale, être réaliste est même le réquisit minimum que devrait adopter tout naturaliste. De surcroît, ce que nous savons du domaine physique étant loin d’être complet, on peut raisonnablement laisser ouverte la porte à l’idée que le mental et le physique soient des domaines parfaitement conciliables. Ainsi, affirmer que l’expérience de conscience est physique et qu’elle est une activation de neurones, ne revient pas à soutenir nécessairement une théorie éliminativiste ou illusionniste – théorie qui ne convoque que des propriétés physiques (neuronales) sujettes à la mesure, autrement dit, à l’objectivité en troisième personne. Partant, sortir du naturalisme étroit et prendre la conscience au sérieux peut ainsi emprunter la voie d’un naturalisme, qui s’opposant au dualisme et à l’idéalisme, estime que la connaissance de la nature de la conscience n’empruntera une voie féconde que si (i) nous nous éloignons du mirage de l’illusion et (ii) que nous admettons que la voie en troisième personne n’est qu’une des deux branches de l’enquête.

Tous les naturalistes reconnaissent que, bien que le cerveau soit un organe très spécial, il est néanmoins constitué des mêmes ingrédients fondamentaux qui remplissent l’univers – et qui forment l’objet de la science physique. L’obstacle à une science de la conscience provient du fait que la physique, qui certes nous renseigne sur les propriétés de ces ingrédients constituant le cerveau, échoue à nous dire comment le phénomène de la conscience est amené à la personne. Et d’ailleurs les illusionnistes, même s’ils s’en délivrent en interprétant le phénomène comme n’étant qu’un trompe-l’œil, acceptent ce constat d’échec. Il n’empêche que l’on peut résister à l’option de l’illusion sans considérer la conscience comme quelque chose de plus que ce qui compose un organisme, un supplément détaché des propriétés du cerveau. On est, en effet, à même d’admettre que les propriétés de la conscience sont, comme le défendaient les théoriciens de l’identité esprit-cerveau, des propriétés du cerveau mais que réduire le phénomène en question à ces propriétés purement spatiotemporelles, purement structurelles, détectables en troisième personne, c’est clairement emprunter la voie de son élimination.

Ouvrir une voie naturaliste plus souple que la voie dogmatique qui conduit à la thèse du mirage de la conscience, c’est assurément vouloir en finir avec l’idée que le domaine mental constitue une distinction ontologique fondamentale avec le domaine physique. C’est ainsi, que s’appuyant sur cette distinction, les dualistes la renforcent alors que les illusionnistes, dissolvant la conscience, la chassent au profit du seul domaine physique.

Comme le soutenait Bertrand Russell, l’explication que nous donne la physique théorique consiste à poser « certaines équations fondamentales qui lui permettent de traiter de la structure logique des événements, sans rien faire connaître du caractère intrinsèque des événements qui possèdent la structure en question. » Il ajoutait :

 « Nous ne connaissons le caractère intrinsèque des événements que lorsque c’est à nous qu’ils arrivent[22]. »

Dans un argument, influencé par les remarques de Russell, Chalmers insiste en appuyant l’idée que la science physique peut certes expliquer les structures et les fonctions des choses mais que cela ne suffit pas à expliquer la conscience[23]. En fait, la nature contient plus que les relations abstraites que la science physique parvient à extraire ou disons que l’explication des choses de la nature ne peut pas être réduite à ce qu’elles font – c’est que nous voulons savoir aussi ce que sont ces choses.

Si les propriétés structurelles et les fonctions suffisent à expliquer nombre de choses naturelles ou artéfactuelles mais que néanmoins l’explication se heurte à la conscience, c’est donc bien en raison d’un certain absolutisme : la perspective en troisième personne. Tout autre approche pour les éliminativistes tel Patricia Churchland[24] ou les illusionnistes comme Daniel Dennett[25] ne serait, selon eux, qu’une résurgence des temps obscurs ou le fait d’une pensée réactionnaire. La critique dogmatique, manifestement excessive pour ne pas dire caricaturale, fait ici fi de la nuance que porte le point de vue réaliste qui ne rejette en rien l’approche en troisième personne mais insiste pour considérer que l’introspection, la prise en compte de l’effet que cela fait, permet aussi d’apprendre quelque chose au sujet de la nature de notre cerveau.

Le domaine physique est un domaine de mesures, de fonctions, d’inférences… mais ce n’est pas un domaine qui englobe tout ce qui existe. Il existe, en réalité, des choses qui échappent à la mesure, qui ne se réduisent pas à des fonctions et auxquelles on accède directement, sans inférence. Parmi ces choses qui ne s’inscrivent pas dans le domaine physique, certaines sont logées dans notre subjectivité. Par exemple lorsque nous écoutons une mélodie, respirons une rose, croquons un chocolat, hurlons de douleur, etc. Et ces choses-là, n’en déplaise aux illusionnistes, nous savons bien que nous les éprouvons – que l’on soit réaliste, illusionniste ou éliminativiste, nous les éprouvons. Et ce domaine n’est pas celui de l’espace physique. Et bien qu’il semble ne pas occuper beaucoup d’espace ou plus exactement qu’il occupe un espace qui déjoue la possibilité qu’il puisse être observé de manière objective, on peut noter à son sujet que lorsqu’un neuroscientifique observe le cerveau d’une personne il ne peut pas capter le phénomène de la conscience. Ainsi, bien qu’il soit possible de voir et d’observer ce qui se passe dans le cerveau d’une personne, ce dont elle fait directement l’expérience ne peut pas être l’objet du domaine physique. Néanmoins, le phénomène de conscience est bien là et la différence qu’affectionnent tant les dualistes que les illusionnistes entre les deux domaines n’est peut-être en fait que, pour reprendre le mot de Russell, une question « d’arrangement[26] ».

Ainsi, ce n’est pas parce que la conception que nous nous faisons de la conscience n’entre pas de façon adéquate dans la science physique que nous devons réviser ce qu’elle est véritablement et la considérer comme étant une illusion. Cela ne veut pas dire que le phénomène de la conscience doit être pensé comme les anciens pensaient que la lumière était un feu primitif qu’aucun phénomène sous-jacent ne pourrait expliquer. Non. Accepter les théories de la science physique parce qu’elles forment un réseau de connaissances beaucoup plus solide que toutes les théories non scientifiques ne doit pas empêcher les philosophes de revenir sur la distinction canonique entre le mental et le physique. A moins qu’une théorie aussi cohérente que fabuleuse qu’est l’illusionnisme nous hypnotise !

*

Pour une défense enthousiaste de la thèse illusionniste : l’interview de François Kammerer par Mr Phi…

Références

[1] Ce sont les propriétés étudiées par les sciences cognitives et les neurosciences d’une manière générale.

[2] D. J. Chalmers, The Conscious Mind: In Search of a Fundamental Theory, trad. française S. Dunand, L’esprit conscient, Ithaque, 2011.

[3] Ces philosophes attiraient notre attention sur la manière de penser et de parler de la nature des choses qui avait pour conséquence de fausser notre compréhension. En prenant soin de notre langage, nombre de problèmes philosophiques disparaitraient.

[4] Le sérieux ontologique dont parle la philosophie australienne en particulier, est une façon de revenir sur le rapport que notre langage, nos pensées, d’une manière générale nos représentations, entretiennent avec le monde. On peut lire en particulier la préface de J.M. Monnoyer dans La Structure du monde, Objets, propriétés, états de choses, éd. J.M Monnoyer, (2004) Paris, Vrin.

[5] « The Meta-Problem of Consciousness » Journal of Consciousness Studies, 25(9‑10), 2018, p. 6‑61.

[6] On doit à R. Kirk, « Zombies vs Materialists », dans Proceedings of the Aristotelian Society, Supplementary Volumes, vol. 48, 1974, p. 135-163, la première apparition des zombies philosophiques.

[7] Voir l’entrée « Zombies » de P. Saint-Germier, dans l’encyclopédie philosophique, 2016.

[8] Voir L’esprit conscient de D. Chalmers, trad. française S. Dunand, Ithaque, 2010.

[9]  S. Shoemaker, dans une réponse à N. Block, « Are Absent Qualia Impossible ? A reply to Block », The Philosophical Review, vol. 90, n° 4, 1981, p. 581-599, estime que l’absence de qualia est logiquement impossible ; c’est-à-dire qu’il est logiquement impossible que deux systèmes soient dans le même état fonctionnel et que cependant seul l’un des deux ait un contenu qualitatif.

[10] Voir B. Russell, Théorie de la connaissance, Manuscrit de 1913, trad. française J. M. Roy, Vrin, 2002 et pour une défense contemporaine de ce type de connaissance directe nommée « accointance » (Acquaintance), voir, entre autres, « Real acquaintance and physicalism, » in P. Coates & S. Coleman (Eds.) Phenomenal Qualities: Sense, Perception, and Consciousness, Coates, P. and Coleman, S. (Eds.), Oxford University Press, 2015.

[11] « Je crois que […] la forte intuition qu’il nous est concevable qu’un organisme humain intact et fonctionnant physiquement normalement puisse être un zombie sans conscience est une illusion due aux limites de notre entendement », dans « Conceiving the Impossible and the Mind-Body Problem », Philosophy 73, 1998, p. 342.

[12] De beaux rêves, obstacles philosophiques à une science de la conscience, trad. française, C. Pichevin, Gallimard, 2008, p. 39.

[13] Une autre critique relative à la possibilité des zombies a été développée par J. Heil dans le dernier chapitre de son livre Du point de vue ontologique, trad. française D. Berlioz et F. Loth, Ithaque, 2011. Les raisons qui fondent le point de vue de Heil, lui permettant d’écarter les zombies de l’espace philosophique, sont que les qualités et les dispositions sont nécessairement reliées. En effet, pour rendre possible l’existence de zombies, le lien entre les qualités et les dispositions doit être contingent. On peut cependant défendre une ontologie centrée sur la nature des propriétés à la fois qualitative et dispositionnelle. Autrement dit que « Les agents, ou les systèmes qui possèdent des pouvoirs identiques doivent être également identiques qualitativement. », p. 347.

[14] Et les philosophes n’y sont pour rien.

[15] De beaux rêves, obstacles philosophiques à une science de la conscience, Gallimard, trad. française, C. Pichevin, 2008, p. 48.

[16] The View from Nowhere, Oxford University Press, 1986, trad. française S. Kronlund, Le point de vue de nulle part, Paris, éditions de l’Eclat, 1993, p. 38.

[17] Empirisme et philosophie de l’esprit, trad. française F. Cayla, éditions de l’éclat, 1992, p.  87.

[18] G. Strawson dans Real Materialism and Other Essay Oxford University Press, 2008, p. 6, évoque le délire nihiliste qui sous la forme du syndrome de Cotard s’explique comme trouble de délire paranoïaque mais remarque qu’en revanche, aucune explication générale n’est disponible dans le cas de ceux qui nient l’existence de l’expérience de la conscience phénoménale.

[19] Voir D. Chalmers, op. cit., 2011 ; T. Nagel, L’esprit et le cosmos, Vrin, 2018 ; P. Goff, Consciousness and Fundamental Reality, Oxford University Press, 2017.

[20] Dans l’Essai sur l’Entendement humain, livre IV, chapitre 3, §6, J. Locke défend l’argument comme concevable et tend à le rendre probable. On peut lire de Philippe Hamou, « L’opinion de Locke sur la ‘matière pensante’ », Methodos, savoirs et textes, 2004.

[21] Ibid., 2008.

[22] Histoire de mes idées philosophiques, trad. française, G. Auclair, Galimard, 1961, p. 19.

[23] « Consciousness and its Place in Nature », dans Guide to Philosophy of Min,d S. Stich & T. Warfield, eds, Blackwell, 2003, p. 4.

[24] Touching a Nerve, Norton & Company, 2013, p. 57-58.

[25] De beaux rêves, obstacles philosophiques à une science de la conscience, op. cit., 2008, p. 27.

[26] Histoire de mes idées philosophiques, op. cit., p. 174.

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3 Commentaires

    • Debra sur 26 mai 2019 à 21 h 50 min
    • Répondre

    Très intéressant. Je n’ai pas les moyens de commenter de manière savante, mais je relève des points de discussion qui me semblent importants : la différence entre « illusion » et « fiction », en sachant que ce n’est pas la même chose. Pour le dualisme cartésien, il me semble que nous pouvons discuter, historiquement, qu’il s’agit d’un dualisme, dans la mesure où Descartes est un mystique, vivant dans un monde où l’âme est un présupposé de base, et que cela introduit donc, trois termes dans la pensée cartésienne, l’affranchissant du… dualisme. (Mais, si je me trompe sur ce sujet, je vous invite à me corriger, svp.) Pour l’éprouvé, il me semble important de déterminer OU le sujet estime éprouver… ce qu’il éprouve, et que selon la localisation, la conscience n’es pas la même. Et enfin, le projet d’EXPLIQUER la conscience révèle (c’est le cas de le dire…) l’ambition totalitaire d’un certain courant de la science/philosophie dans ses… folles prétentions à éliminer ne serait-ce qu’un petit pli dans le monde. Pour celui/celle qui sait reconnaître le totalitarisme, et voudrait continuer à avoir une marge de manoeuvre, d’incertitude, et de surprise dans un monde… non fini, cela invite à la méfiance.

  1. À la réflexion, l’idée qu’on puisse concevoir un zombie me semble étrange parce qu’elle mêle deux façon de concevoir : je peux concevoir un certain état de chose, pris comme objet qui m’est extérieur, et je peux concevoir *être* une chose, ou être dans un certain état mental. Mais le second mode ne me semble pas vraiment correspondre à concevoir la présence ou l’existence d’un objet au même sens que le premier mode, en particulier parce que je n’arrive pas à imaginer ce que cela ferait de n’être rien, de ne pas exister du tout (alors que je peux facilement concevoir l’inexistence d’un objet). Une expérience vide est toujours une expérience. Et le premier mode me semble inadéquat pour parler de la conscience d’une autre personne. En conséquence, concevoir qu’il n’y a « rien que cela fait d’être le zombie » semble confus, puisqu’il ne s’agit pas du premier mode de concevabilité ni du second.

    Je ne sais pas si c’est très clair mais je me demandais s’il y avait des arguments allant en ce sens dans la littérature ? Vue la profusion d’articles sur le sujet, j’imagine que oui ?

    • Priscille Lemire sur 28 juillet 2019 à 17 h 47 min
    • Répondre

    Merci beaucoup pour la clarté de cette synthèse!

    Si je comprends bien, l’erreur philosophique commune consisterait à confondre ce qu’est la matière avec ce que la science physique peut, grâce à ses méthodes, en connaître.
    Bien sûr ces méthodes (formulation de lois mathématiques, expérimentations en troisième personne…) ne peuvent étudier « ce que ça nous fait » d’avoir telle ou telle expérience, la conscience « phénoménale ».
    Mais ce n’est pas parce qu’un aspect de la réalité n’est pas connu que cela prouve qu’il n’existe pas- à moins d’être scientiste et dogmatique.
    Rien ne dit que la matière ne peut penser, n’en déplaise à René Descartes.

    Merci pour les références classiques à ce sujet (Hobbes, Locke, Diderot).
    Merci aussi pour la citation de Russel, et la référence à Galen Strawson que je ne connaissais pas.
    J’ai beaucoup appris en vous llsant.

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