Le « mental » et le « physique » sont dans le même bateau

Première publication, septembre 2013 (révisée août 2015)

Un problème philosophique c’est comme un nœud dans notre esprit, au sujet d’une question fondamentale, que nous ne parvenons pas à défaire. Si l’on en croit Wittgenstein, les problèmes philosophiques, contrairement aux problèmes scientifiques, ne proviendraient pas de la nature des choses mais de la manière de penser et de parler qui fausserait notre compréhension. Le problème de la causalité mentale en s’appuyant sur une distinction ancrée très profondément en chacun d’entre nous, le « physique » et le « mental », serait de ceux-là. Wittgenstein pour résoudre ou plutôt « dissoudre » un problème de ce genre nous demanderait de nous tourner avec soin vers l’usage que nous faisons de nos mots. Portant ainsi notre attention sur le langage ordinaire, nous pourrions voir la boucle du nœud se détendre et peut-être finirait-elle par s’ouvrir.  Mais est-ce que la distinction que l’on est amené à faire entre le « physique » et le « mental » est engendrée par une confusion linguistique ?

A cette question, Jaegwon Kim, défendant sa théorie réductionniste du mental au physique répond ainsi :

Nous avons tendance à lire « non physique » lorsque nous voyons le mot « mental » et à penser « non mental » lorsque nous voyons le mot « physique ». Cela a pour effet de faire apparaître la réduction du mental au physique comme une contradiction verbale, contribuant ainsi à l’idée que la réduction physique de quelque chose qui nous tient à cœur comme une entité mentale, la pensée ou le sentiment par exemple, deviendrait quelque chose d’autre que ce qu’il est. Mais cela serait le cas seulement si par « physique » nous voulions signifier « non mental.[1]

Le plus souvent, la plupart des philosophes considèrent la différence « mental »-« physique » comme évidente. Nous sommes en effet le sujet d’expériences subjectives que nous sommes les seuls à pouvoir intimement connaître. C’est le fameux accès en « première personne » ; véritable argument-limite aux investigations scientifiques – en « troisième personne » elles – de la conscience. Et puis n’existe-t-il pas une science entièrement consacrée à l’étude des états et des processus mentaux ? Et les genres de cette science, la psychologie, ne sont-ils pas tout aussi respectables que les genres biologiques ou chimiques ou ceux de la physique ? Toutefois, lorsque l’on y regarde de plus près, les genres psychologiques nous laissent une impression très différente des genres de la biologie ou de la chimie et, de plus, leur classification paraît franchement hétéroclite. Lorsque l’on compare la croyance que l’on peut avoir par exemple que la terre est ronde avec la sensation soudaine de peur qui nous saisit face à un chien hargneux, ou encore le souvenir du visage riant de notre grand-mère… on peut se demander quel genre peut bien unir tous ces états mentaux !

Face à ce manque d’apparente unité des états et processus que l’on range sous le vocable « mental », la tradition philosophique analytique retient deux catégories. D’un côté les attitudes propositionnelles comme les croyances, les désirs, les intentions, etc. et de l’autre les épisodes de conscience qui incluent les expériences de perceptions et les sensations. Si les premiers sont des états susceptibles d’être analysées d’une manière fonctionnelle, les seconds semblent résister à la réduction. Si une douleur par exemple peut avoir un profil fonctionnel (les douleurs proviennent de désordres dans le corps qui provoquent chez l’être souffrant une action  pour y remédier), elle a aussi en plus, une nature qualitative particulière qui lui permet de tenir le « rôle de la douleur ».  Alors que les intentions et les croyances pourraient être attribuées par exemple à des robots intelligents, la douleur, elle, ne semble pas être un genre d’état que l’on puisse implémenter dans un programme.

C’est plus ou moins en s’appuyant sur cette division des états mentaux que David Chalmers produit son argument anti-physicaliste. Il divise en effet, les états de consciences qui peuvent être expliqués exclusivement en termes fonctionnels (états qui ne sont rien de plus que ceux étudiés en psychologie) et un trait qualitatif  qui, lui, n’est pas réductible. Autrement dit le phénomène de la conscience (le quale, la « proie insaisissable[2] » comme dirait D. Dennett) serait quelque chose en plus de son état fonctionnel. Ainsi, alors que les états fonctionnels sont transparents, les qualia demeurent opaques et seraient la marque d’une nature non physique.

Elle existerait donc bien cette différence fondamentale entre le physique et le mental !

En 1958, H. Feigl soutenait, dans son essai intitulé Le « mental » et le « physique »[3], la théorie selon laquelle les états d’esprit sont des états physiques et plus particulièrement des états du système nerveux central. Son essai analysait certains présupposés philosophiques qu’il considérait comme autant d’obstacles à l’identité du physique au mental. Parmi ces présupposés qui aujourd’hui constituent l’approche standard en philosophie de l’esprit on peut relever deux traits métaphysiques, l’un que l’on peut nommer la « distinction » et l’autre la « dépendance » :

 

(1)   Le réalisme au sujet du mental requiert que l’on distingue les états mentaux et les propriétés mentales des états et propriétés physiques. [Distinction]

(2)   Les états mentaux et les propriétés mentales dépendent des états et propriétés physiques. [Dépendance]

 

Le réalisme dont il est question dans le premier énoncé – on débat ici à propos de la réalité – est avant tout une doctrine métaphysique. Et s’il est une théorie qui place au cœur de ses préoccupations la nature du réalisme c’est bien la théorie des vérifacteurs (truthmakers) – la théorie de ce qui rend vrai nos vérités[4]. La théorie des vérifacteurs a pour but de comprendre comment ce qui est vrai dépend de ce qui existe. Selon le principe du vérifacteur, lorsqu’un énoncé sur le monde est vrai, il doit y avoir dans le monde quelque chose qui le rend vrai. Les vérités sont vraies en vertu de la manière dont est le monde. Si l’on applique cela au domaine du mental, on sera réaliste au sujet des événements mentaux si on juge qu’ils sont vrais et que ce qui les rend vrais sont des manières dont est le monde. Il se pourrait que les vérifacteurs pour les jugements au sujet du mental incluent des substances mentales (dualisme des substances) ou au moins des substances physiques qui possèdent des propriétés mentales (dualisme des propriétés). Mais ce genre de vérifacteurs soulèvent nombre de questions dont ceux de la relation entre le corps et l’esprit et viennent nourrir l’énigme de la causalité mentale.

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Et si la distinction que l’on fait entre le « mental » et le « physique » n’était pas une distinction ontologiquement profonde[5] ? Et si le « mental » et le « physique » n’étaient pas des familles de substances et de propriétés mais des manières de concevoir et d’expliquer la nature du monde ? Quel que soit le nom que l’on donne aux entités mentales, états de conscience, pensées, croyances, désirs, images mentales, sentiments, sensations, quelle que soit la liste de termes que l’on utilisera dans nos énoncés, ce seront les manières dont est le monde qui les rendra vrais – et ce monde pourra toujours être décrit en faisant usage de catégories ancrées dans la physique fondamentale.

Cela revient-il à dire que tous les événements mentaux sont des phénomènes concrets, c’est-à-dire des événements spatio-temporels  ou pour le dire directement que le mental est physique, qu’une expérience mentale est seulement une excitation d’un groupe de neurones ?

Il se pourrait qu’à la question de savoir ce qui rend vrai l’énoncé « je crois que p » ou ce qui soit le cas que l’énoncé « j’ai mal à la dent » satisfait les conditions d’être une douleur, que la nature des vérifacteurs de ces énoncés soit encore largement pour l’heure hors de notre portée. Ce qui pourrait, en revanche, être une erreur et nous conduire vers une impasse serait de supposer qu’à chacun de ces prédicats, « croire que p » ou « être une douleur » nous ayons à faire à une véritable propriété mentale irréductible remplissant les critères métaphysiques de la distinction et de la dépendance.

Références

[1] Physicalism, or something neat enough, 2005, p. 160.

[2] De beaux rêves : obstacles philosophiques à une science de la conscience, Folio/Gallimard, 2008, p. 30.

[3] Trad. française C. Lafon C. et B. Andrieu, Le « Mental » et le « Physique », L’Harmattan, 2002.

[4] Pour une introduction aux vérifacteurs on peut lire l’article de Kevin Mulligan, Peter Simons & Barry Smith : « Truthmakers« , 1984, traduit par Bruno Langlet et Jean-François Rosecchi, 2011, sur l’excellent site du séminaire de métaphysique d’Aix-en-Provence.

[5] Point de vue soutenu par J. Heil dans The Universe as we Find it, oxford, 2012

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