La possibilité du panpsychisme

La traduction française du dernier livre de Thomas Nagel Mind and Cosmos : Why the Materialist Neo-Darwinian Conception of Nature is Almost Certainly False, paraîtra prochainement sous le titre L’esprit et le cosmos, pourquoi la conception matérialiste néodarwinienne de la nature est très probablement fausse[1]. Lors de sa sortie aux Etats-Unis, le livre avait provoqué une série de réactions pour le moins contrastées. Rattrapé par la bataille américaine à laquelle se livrent les créationnistes d’un côté et les athées militants de l’autre, l’ouvrage ne mérite cependant ni l’outrance partisane ni la simplification. La philosophie que déploie le philosophe new-yorkais dans ce livre n’est au fond que le dernier développement de thèses – soutenues depuis près de cinquante ans –, qui cherchent à rendre compte de la place qu’occupe l’esprit comme phénomène réel dans le monde physique. Ici, le terme « réel » doit s’entendre dans son acception la plus rudimentaire, à savoir que nos expériences de conscience sont des faits naturels autant que le sont ceux que décrivent les sciences physiques.

Le débat philosophique à l’intérieur duquel le livre de Nagel s’inscrit est, entre autres[2], celui de la place et de l’importance que l’on accorde au phénomène de la conscience dans un environnement où les résultats féconds des sciences « dures » dédiés à l’esprit (neurobiologie, sciences cognitives, psychologie expérimentale…) occupent le devant de la scène. L’approche objective physicaliste, fondamentalement inappropriée pour appréhender les qualités de la conscience selon l’auteur, est rejetée.

S’il est un philosophe qui s’oppose frontalement aux thèses de Nagel c’est bien Daniel Dennett, autre figure remarquable de la philosophie étatsunienne qui vient, de son côté, de publier un ouvrage intitulé From Bacteria to Bach and Back : The Evolution of Minds, dans lequel il propose lui-aussi, le dernier développement de ses thèses.

Avant que l’on puisse lire le livre de Nagel en français, j’examine ce qui sépare ces deux courants de pensée autour du même objet, ici l’esprit, et montre que la possibilité du panpsychisme (qui n’est pas, à proprement parlé, la thèse que soutient Nagel mais il a toutefois participé à sa relecture actuelle en philosophie) n’est pas une thèse absurde ou fantastique, voire un spiritualisme obscur mais peut être ajoutée sans dogmatisme à la liste des solutions proposées au problème de la relation du corps et de l’esprit qui cherche encore – et pour longtemps sans doute –, sa voie décisive.

Dans son dernier ouvrage donc, Daniel Dennett remet sur sa table de travail le sujet de l’évolution de la vie[3] et de l’émergence de la conscience[4]. Concernant la conscience, sa conclusion est radicale : c’est une illusion[5]. Cela peut paraître, selon le sens commun, un peu difficile à avaler comme on dit ; c’est contre-intuitif comme on dit à l’université de philosophie, mais c’est, en tous les cas, l’aboutissement de la voie naturaliste qu’emprunte depuis plus de cinquante ans l’infatigable philosophe et qu’il nomme « hétérophénoménologie »[6]. La méthode en question repose sur un principe soutenant que pour approfondir notre compréhension de la conscience nous devons examiner strictement les activités cérébrales. Toutefois, ce que ressent la personne consciente dont on étudie le cerveau est quand même pris en compte mais l’effet que cela fait d’être l’organisme qu’il est vient seulement s’ajouter aux autres données descriptibles en termes d’événements physiques (chimiques, électriques, hormonaux, acoustiques, etc.) que le scientifique enregistre. Ce point de vue en troisième personne, ne considérant que le fonctionnement du cerveau, doit ainsi permettre de progressivement dissoudre le « mystère » de la conscience.

Pour la résumer très sommairement, la conception de Dennett revient à considérer la conscience comme le produit de multiples programmes informatiques en couches fonctionnant sur le matériel du cerveau. Autrement dit, l’explication neurobiologique de la conscience se concentre sur les fonctions cérébrales. Cette perspective, appariée au principe de la théorie darwinienne de l’évolution affirmant que si les conditions physiques sont réunies des formes de vie peuvent émerger de la soupe primitive et que, si d’autres conditions favorables apparaissent, la vie peut alors produire des organismes comme les nôtres dotés d’une conscience, permet à Dennett d’envisager sa conclusion illusionniste.

Selon le philosophe naturaliste, dès les origines de la vie, la sélection naturelle génère un dessein intelligent[7] qui constamment, à travers des processus aveugles et en favorisant les variétés les plus adaptées, améliore les formes de vie. Et tout cela finit par faire émerger des êtres de plus en plus complexes et dotés de conscience.

L’idée générale de l’explication de Dennett se noue autour d’une distinction centrale entre les notions de compétence et de compréhension. Une amibe, par exemple, qui se retire d’un contact nocif ou un thermostat qui s’enclenche pour maintenir une température à un certain niveau font preuves, l’une et l’autre, d’une réelle compétence sans compréhension des raisons de leurs actions. Il en est de même pour les minirobots que sont nos neurones, compétents dans leur fonctionnement et dont l’interaction au sein de la totalité de l’organe du cerveau produit une compréhension que le porteur revendique comme étant la sienne. Ainsi, la compréhension aurait émergé d’une multitude d’automatismes aveugles – et l’esprit de l’insensé. Le processus darwinien, selon Dennett, est donc bien celui d’une conception sans concepteur pouvant créer des concepteurs intelligents[8]. Ce dessein « bottom-up » aurait donc produit les êtres que nous sommes, capables de percevoir, de ressentir, d’agir mais aussi susceptibles de s’égarer en considérant la conscience comme quelque chose de réel – disons d’aussi réel que si l’on considérait les icônes sur l’écran de l’ordinateur comme de véritables dossiers. S’appuyant alors sur la distinction de Wilfrid Sellars[9], entre l’image manifeste et l’image scientifique du monde, il en vient à affirmer que notre subjectivité est le jouet d’illusions[10]. Ainsi, dans la mesure où, selon lui, la conscience est une illusion que les organismes que nous sommes ne peuvent s’empêcher de considérer comme réelle, on peut qualifier sa position métaphysique, à défaut d’ « éliminativiste », de « non réaliste » ou encore d’ « illusionniste ».

Une telle position s’articule autour de trois thèses métaphysiques : une thèse naturaliste, une autre émergentiste et enfin, une thèse non réductionnisme que l’on peut qualifier de « fonctionnel » au sujet du mental.

Le naturalisme de Dennett peut s’interpréter comme une thèse de composition matérielle soutenant que les êtres humains sont constitués de particules physiques et qu’aucun autre constituant autre que matériel n’entre dans la composition de ces êtres.

La thèse émergentiste est, comme tout émergentisme[11], naturellement associée à l’antiréductionnisme et se comprend comme l’affirmation qu’il existe des propriétés nouvelles engendrées par la relation des constituants d’un système complexe, ici en l’occurrence, le cerveau. Ainsi, les propriétés du système manifestent d’une véritable rupture avec les propriétés constituants sa base. Ce qui compte pour le type de naturalisme que prône Dennett, c’est ce que fait le système et peu importe ce qui le constitue[12]. C’est pourquoi son antiréductionnisme[13], car toute approche réductive de la conscience serait inappropriée, peut être qualifié d’épistémique. L’esprit dans un être complexe est ici fondamentalement un système de contrôle, exécuté chez l’humain par un cerveau biologique « mais toute espèce de chose qui pourrait calculer les mêmes fonctions de contrôle ferait aussi bien l’affaire. »[14]

Le réalisme du mental, et en particulier du phénomène de la conscience, constitue en revanche pour Nagel la base non négociable de toute sa philosophie. Ce qui soutient ce réalisme métaphysique est avant tout le constat qu’aucune approche objective via les propriétés des constituants d’un système physique ne peut inclure le fait que ce système soit conscient. Comprendre objectivement des processus cérébraux ne peut pas permettre de comprendre le phénomène subjectif de la conscience. C’est un vrai leitmotiv qui irrigue tout le travail de recherche du philosophe et qui exprime toute la tension entre l’état objectif d’un cerveau et un certain effet que cela fait d’être dans cet état du cerveau. La science physique objective ne peut en effet pas espérer découvrir, par décomposition des éléments qui constituent un être vivant conscient, ce qui, pour cet être, apparaît comme un point de vue subjectif. « Lorsqu’une souris est effrayée, il ne me semble pas qu’un petit bout de matière soit effrayé »[15] écrit Nagel.

On comprend donc que le rejet du réductionnisme chez Nagel n’est pas de la même lignée que celui de Dennett. Pour l’un (Nagel) c’est un antiréductionnisme que l’on pourrait qualifier de « naturel » alors que pour l’autre (Dennett) on pourrait parler d’un antiréductionnisme « méthodologique ».

Mais la véritable fracture entre les deux philosophes concerne la notion d’émergence. Alors que Dennett soutient un principe d’émergence et de niveaux explicatifs qui n’entrent pas vraiment en contradiction avec l’esprit de réduction, Nagel fustige toute idée d’émergence. Il écrit : « Il n’y a pas de véritables propriétés émergentes de systèmes complexes. Toutes les propriétés d’un système complexe qui ne sont pas des relations entre celui-ci et quelque chose d’autre dérivent des propriétés de ses constituants et de leurs effets les uns sur les autres quand ils sont combinés[16]. »  Il n’y a donc, pour Nagel, aucun phénomène émergent de conscience, virtuel ou réel, au sens d’être la propriété d’un système.

La propriété émergente est une propriété nouvelle qui caractérise certains objets complexes[17]. Cette nouvelle propriété, qui se manifeste par d’authentiques pouvoirs causaux, s’explique par le fait qu’aucune des parties de l’objet en question ne la possède[18]. Cependant une forte intuition d’énigme accompagne la notion d’émergence[19]. En effet, ce qui étonne dans cette thèse c’est de penser que des éléments purement physiques, lorsqu’ils sont combinés d’une certaine manière doivent produire un nouvel état de l’ensemble. On peut penser à l’émergence de la liquidité sur les molécules d’eau par exemple, mais cette émergence n’est en rien un mystère. Elle s’explique par les propriétés mêmes des molécules et la façon dont elles sont liées. Certes, aucune molécule d’H2O ne s’égoutte mais la liquidité ne surgit pas de nulle part. De même que la masse globale d’un certain volume d’eau, s’explique par l’addition de la masse de ses constituants. Dans les deux cas on ne peut pas parler de véritable émergence. Même si la liquidité, à l’inverse de la masse, est une propriété globale que les composants n’ont pas, ni l’une ni l’autre ne surgissent en dehors des propriétés des constituants de l’eau et de leur arrangement. Si c’était le cas, ce serait une véritable stupéfaction métaphysique – une sorte d’événement prodigieux. L’émergence apparaît donc comme un fait brut que l’on ne peut expliquer en termes de quelque chose de plus fondamental. Mais que penser d’un phénomène qui se montre comme étant totalement étranger aux constituants d’un cerveau, comme le phénomène de la conscience et qui n’est ni un état du corps, ni – sauf à poser un dualisme des substances –, un état de l’âme, ni enfin ce qui répond seulement à des critères d’attributions – dernière hypothèse qui est la position de Dennett ? Un prodige métaphysique ? Les propriétés d’un système matériel complexe comme l’est un organisme doivent plutôt s’expliquer en termes des propriétés des constituants matériels de ces systèmes et on ne voit pas pourquoi la conscience devrait échapper à cela[20].

En conséquence, (1) si nous avons de bonnes raisons de penser que la conscience est une réalité concrète que la physique (neurobiologique) ne peut décrire comme une extension de ses propriétés et (2) que l’émergence est une théorie un peu « miraculeuse » – ce qui est franchement contraire à tout naturalisme – cela nous impose de chercher une réponse explicative d’un autre type. Et c’est ici que le naturalisme de Nagel signifie alors un peu plus que le naturalisme standard. En effet, ce dernier considère comme réel uniquement ce qui existe et qui se trouve être en accord avec ce que la physique peut admettre. Or, une certaine conception du mental prônée par la physique conclut que la conscience est une illusion. En conséquence, en tablant sur ce qui pourrait aller au-delà de la physique, sans pour autant là discréditer, Nagel repousse les limites du naturalisme ordinaire. Pour lui, les concepts de la physique à laquelle s’ajoute la théorie néodarwinienne de l’évolution ne suffisent pas à expliquer le mental. C’est pourquoi, il examine ce qui pourrait faire sortir nos explications de cette impasse et dans un article de 1979, intitulé tout simplement « Panpsychisme[21] », il présente un argument qui à nouveau ouvre la possibilité du panpsychisme[22] – néanmoins sans jamais soutenir qu’il s’agit là d’une solution acceptable au problème de la relation du corps et de l’esprit.

Ce qui suscite la raison d’adhérer à cet argument ouvrant sur la possibilité du panpsychisme est l’acceptation des 4 prémisses suivantes :

1/ Nous sommes des êtres matériels [composition matérielle]

2/ Ce dont la conscience fait l’expérience n’est pas entièrement expliquée par des propriétés physiques (neurobiologiques) [non-réductionnisme]

3/ La conscience est une propriété de l’organisme qui n’est pas associée à une âme [réalisme et rejet du dualisme]

4/ Toutes les propriétés globales d’un système complexe résultent des propriétés de ses constituants plus leur arrangement [non émergence]

En se ralliant à ces 4 prémisses nous pourrions alors être enclins à penser qu’il doit y avoir des propriétés non encore connues de la matière qui ont un lien avec le phénomène de la conscience que nous éprouvons, nous, les êtres matériels. Autrement dit, ce que montre l’argument de Nagel c’est que les constituants matériels des organismes conscients pourraient bien avoir eux-mêmes un degré de conscience, avoir ce que nous désignons peu ou prou comme des sensations. Cet aspect « mental » doit donc se retrouver au niveau des composants ultimes de la matière. Ainsi, la thèse du panpsychisme que l’on peut décrire sommairement comme l’idée que le mental est fondamental et présent partout dans le monde naturel – idée que beaucoup de philosophes et de non-philosophes jugent contre-intuitive et ne prennent pas vraiment au sérieux –, peut donc, selon Nagel, rivaliser avec les autres tentatives d’explications de la relation du corps et de l’esprit. C’est que, dans ce domaine, nous sommes encore très loin d’une explication recevable.

L’esprit et le cosmos de Nagel que l’on peut opposer frontalement au From Bacteria to Bach and Back de Dennett tant l’illusionnisme se traduit comme la contrepartie la plus accomplie du réalisme de la conscience, n’est cependant pas une défense du panspychisme – loin de là[23]. Dans cet ouvrage, Tomas Nagel considère seulement cette conception comme une tentative, parmi d’autres, de faire entrer l’explication de la conscience dans la même structure réductive que l’explication physique – la forme dominante du matérialisme réductionniste dans son extension néodarwinienne étant, selon lui, incapable de fournir une explication adéquate de notre univers[24]. Il est vrai que si l’on se dit moniste et que l’on a la conviction que le mental est une partie irréductible de la réalité, toutes les options, et le panpsychisme en est une, doivent alors être posées sur la table.

Références

[1] Traduction française D. Berlioz et F. Loth, à paraître, Vrin, 2018.

[2] Car le livre aborde non seulement le champ de l’esprit mais aussi celui de la valeur et de la connaissance.

[3] Darwin est-il dangereux ?, traduction française P. Engel, Odile Jacob, 2000.

[4] La conscience expliquée, traduction française P. Engel, Odile Jacob, 1993, De beaux rêves : obstacles philosophiques à une science de la conscience, traduction française C. Pichevin, Folio/Gallimard, 2008.

[5] Daniel Dennett n’est pas seul à soutenir une thèse « illusionniste » à propos de la conscience phénoménale. Keith Frankish dans son ouvrage Illusionism as a Theory of Consciousness, Imprint Academic, 2017, synthétise un débat qui fait rage autour de cette idée d’illusion et d’artifice à propos de la conscience. Son ouvrage collectif rassemble des textes, entres autres, de D. Dennett, M. S. Gazzangia, M. S. A. Graziano, D. Pereboom, F. Kammerer, en faveur de l’illusionnisme mais aussi de P. Goff, K. Blog, J. Prinz, M. Nida-Rumelin qui argumentent contre cette conception de la conscience phénoménale.

[6] Cf. D. Fisette et P. Poirier, Philosophie de l’esprit, état des lieux, Vrin, Paris, 2000, p. 70-84.

[7] Le terme « intelligent » n’est ici en aucun cas associé à un concepteur intentionnel.

[8] « A process with no Intelligent Designer can create intelligent designers who can then design things that permit us to understand how a process with no Intelligent Designer can create intelligent designers who can then design things », From Bacteria to Bach and Back : The Evolution of Minds, W. W. Norton & Company, 2017.

[9] « Philosophy and the Scientific Image of Man », Science, Perception and Reality, Londres, Routledge, 1963, trad. française, Y. Bouchard et D. Boucher, « La philosophie et l’image scientifique de l’homme », Philosophie de l’esprit, psychologie du sens commun et sciences de l’esprit, D. Fisette et P. Poirier (ed.), Paris, Vrin, 2002.

[10] Dans son dernier ouvrage, op. cit., 2017, Dennett enfonce le clou, repoussant à la fois le « problème difficile » et tout mystère au sujet de la conscience. La thèse évolutionniste qu’il défend apparait comme l’exact contrepied de celle que développe Nagel dans L’esprit et le cosmos.

[11] Pour une présentation de l’émergence en philosophie, voir Qu’est-ce que l’émergence ?, d’O. Sartender, Vrin, 2018.

[12] Op., cit., De beaux rêves : obstacles philosophiques à une science de la conscience, 1993, p. 40-48.

[13] Une explication émergente est toutefois compatible avec une explication réductionniste du système biologique dans lequel émerge l’esprit.

[14] Ibid., p. 41.

[15] T. Nagel, « Le pansychisme », dans Questions mortelles, traduction française P. Engel et C. Tiercelin, PUF, 1983, p. 219.

[16] Ibid., p. 211.

[17] Dans son ouvrage, L’esprit matériel, réduction et émergence, Ithaque, 2016, Max Kistler développe une conception de l’émergence qui tente de justifier le pouvoir causal des propriétés mentales qui émergent sur des propriétés physiques sous-jacentes.

[18] Dans le cas de l’émergence de l’illusion de conscience, la propriété n’est qu’une pseudo-propriété.

[19] Voir, Trois essais sur l’émergence, de J. Kim, traduction française de M. Mulcey, Ithaque, 2006/2014, dans lequel l’auteur nourrit des arguments à l’encontre du projet émergentiste – des arguments relatifs à la hiérarchie des niveaux d’être et à la spécificité supposée des pouvoirs causaux de ces « nouvelles » propriétés.

[20] C’est ce qu’entend G. Strawson par « Real physicalism » dans son article « Realistic Monism : Why Physicalism Entails Panpsychism » dans Real Materialism and others essays, Oxford University Press, 2008, quand il écrit que « le physicalisme réel doit accepter que le phénomène qu’est l’expérience consciente est un phénomène physique. », p. 54.

[21] Op. cit., dans Questions mortelles, 1983.

[22] S. Coleman dans « the Evolution of Nagel’s Panpsychism », Klesis, 41, 2018, p. 180, présente Nagel comme le véritable père du panpsychisme contemporain après Whitehead Science and The Modern World, Cambridge: Cambridge University Press, 1925 et Hartshorne, The Philosophy and Psychology of Sensation, Chicago: University of Chicago Press, 1934.

[23] Nagel à propos du panpsychisme écrit : « […] on postule les propriétés protopsychiques de la matière seulement parce qu’on en a besoin pour expliquer l’apparition de la conscience à des niveaux supérieurs de complexité organique. En dehors de cela, on ne sait rien à leur sujet. » L’esprit et le cosmos écrit, p. 94.

[24] L’esprit et le cosmos commence ainsi « Ce livre se propose de montrer que le problème des relations entre le corps et l’esprit ne se réduit pas à la question de la relation entre l’esprit, le cerveau, et le comportement des organismes animaux, mais qu’il concerne notre compréhension du cosmos tout entier et de son histoire. », p. 9.

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14 Commentaires

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    • Debra sur 31 juillet 2018 à 8 h 35 min
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    Merci pour tout le travail de « vulgarisation » intelligente que vous faites afin de résumer des débats… théologiques ? modernes qui se déroulent dans des sphères qui échappent à la conscience du commun des mortels dont je fais partie.
    Vous comprenez pourquoi je parle de débats théologiques, je crois.

    Quelques commentaires sur ce que votre résumé met à jour dans les hautes sphères :
    Il y a un dualisme… réductionniste ? qui se dégage du besoin d’opposer « l’illusion » et « la réalité », dualisme qui structure une certaine manière de pensée occidentale depuis belle lurette. Dualisme, à mon avis, qui produit des ravages dans ce débat.

    Il est important de ne pas ravaler l’opposition structurale « corps/esprit/âme » trinitaire à une conception binaire. Il n’y a aucune raison de réduire une opposition structurante trinitaire à une opposition binaire. Cette chute du troisième terme a des conséquence incalculables ? sur ce que nous pouvons penser. C’est un parti pris.

    En essayant de déchiffrer la complexité des arguments ci dessus, je crois déceler quelque chose qui va dans le sens très ancien de la question « le tout est-il plus que la somme de ses parties ? »
    L’addition comme opération fondamentale n’est pas la même que la multiplication, et pourtant, la différence est mystérieuse.

    Pour la conscience… le petit incident qui s’est déroulé au moment de la mort de ma mère m’a fait entrevoir que les milliards de sujets… singuliers ? qui nous composent doivent être dotés de conscience pour rendre compte de la lettre d’adieu qu’elle m’a écrite quelques jours avant de mourir, sans SAVOIR qu’elle allait mourir…Certes, aucun dispositif EXPERIMENTAL (mais la science n’est-elle pas trop dépendante des dispositifs expérimentaux en ce moment ?) ne permettrait de prouver ce que j’avance, mais je ne vois pas pour autant pourquoi cela ne pourrait pas être… vrai, pour employer un mot que j’essaie d’éviter autant que je le peux.

    Enfin, je regrette que les grosses têtes ne s’interrogent pas plus sur la nature… du langage pour comprendre notre conscience. Je regrette qu’ils ne se demandent pas ce qu’est le langage, et de quelle… « réalité » il participe. « Les Etudes sur l’Hystérie » de Sigmund Freud mettent à jour des phénomènes très mystérieux dans la relation entre le corps pris comme matière, et le mot, plutôt le discours.

    On peut comprendre pourquoi nos ancêtres croyaient en la magie…

    1. Si le tout est la somme des parties ou non ouvre la question des propriétés émergentes. Cette question divise en philosophie (de l’esprit en particulier). Dans l’émergence il y a quelque chose qui ressemble à un saut et qui est difficile à comprendre.

      Quant à l’introduction de l’âme dans le problème corps/esprit ce n’est pas facile de faire une place à cette entité. Elle implique assez rapidement une notion dualiste pour le coup qui fait penser à la substance cartésienne. Mais si c’est soutenu par un bon argument, cela peut mériter l’attention du philosophe.

    • Quentin Chevillon sur 13 août 2018 à 13 h 26 min
    • Répondre

    Bonjour et merci pour cette présentation,

    la manière dont vous décrivez le panpsychisme selon Nagel me paraît furieusement proche du dualisme naturaliste proposé par David Chalmers dans « L’esprit conscient » : la matière a une double nature physique et phénoménale et à chaque configuration physique de la matière peut être associée (survient) un événement phénoménal. A ce titre; un thermostat de radiateur possède une forme de conscience embryonnaire, même si naturellement seuls des objets atteignant un certain degré de complexité (comme le cerveau humain) peuvent véritablement faire survenir l’expérience consciente telle que nous la connaissons.

    Les conceptions de ces 2 philosophes sont-elles identiques sur ce point ou bien y a-t-il une différence ?

    1. Nagel arrive avant Chalmers dans le développement contemporain des idées autour du problème de la conscience. Disons que Nagel ouvre la possibilité du panspychisme mais qu’il soutient plutôt ce que l’on appelle le monisme neutre.

      En se focalisant sur la conscience comme étant une propriété spécifique des vivants qui ne peut recevoir seulement une explication fonctionnaliste, l’un comme l’autre ont des points de vue qui se rapprochent.
      Le panpsychisme fait face à des problèmes que semble pouvoir surmonter le monisme neutre. Disons que la discussion contemporaine autour de ces questions tourne autour de ces deux thèses (enfin dans le cénacle des philosophes qui tentent de s’opposer aux explications qu’ils jugent insuffisantes comme celle du fonctionnalisme par exemple à propos de la conscience).

        • Quentin Chevillon sur 18 août 2018 à 14 h 57 min
        • Répondre

        Merci beaucoup pour ces précisions,

        j’avais été séduit par la théorie de Chalmers qui semblait être une solution simple et élégante à un problème complexe. Mais par la suite une faille m’est parue rédhibitoire : la contradiction performative : Sa conception de la double nature physique et phénoménale de la matière est cohérente pour tout… sauf pour ce qu’il est juste en train de faire, à savoir écrire un livre sur la conscience et les qualia. Le fait d’être capable de penser la nature non fonctionnelle des qualia, d’y réfléchir, d’en parler et d’écrire un livre dessus ne peut s’expliquer que si ces fameux qualia exercent une action causale sur le reste de nos fonctions cognitives : Il y a bien une différence fonctionnelle entre un humain et un zombie : Un humain peut écrire les livres de Chalmers un zombie, non…
        Dans le fond, il ne fait que décaler le problème de l’action de l’âme sur le corps… certes, on n’a plus besoin d’invoquer un pouvoir causal de la conscience pour expliquer pourquoi on lève le bras, mais on en a toujours besoin pour expliquer comment on peut parler de notre expérience consciente comme nous le faisons.
        Ce qui ne laisse à mon sens que 3 solutions :
        1. Reconnaître que la conscience puisse avoir une définition fonctionnelle
        2. Revenir à une forme de « dualisme à l’ancienne » avec 2 substances totalement hétérogènes qui interagissent d’une manière ou d’une autre
        3. Accepter qu’il n’y ait aucun moyen de savoir si Chalmers est un zombie ou non en se basant sur ce qu’il dit et sur ce qu’il écrit.
        Je crois que Chalmers est parti sur cette dernière solution, mais ça me paraît complètement intenable.
        La seconde solution nous renvoie à Descartes et me paraît difficilement compatible avec notre compréhension actuelle du cerveau.
        Reste donc la première hypothèse (qui a ma préférence) mais constitue un véritable défi, car les arguments de Chalmers semblent très solides.

        Le monisme neutre de Nagel permet-il d’éviter la contradiction performative de Chalmers et constitue-t-il une 4e voie intéressante ?

        1. Merci pour ces développements.

          Ecrire un livre sur les qualia n’est au fond qu’un ensemble de comportements observables d’un point de vue extérieur et, de ce fait, ne permettent pas de distinguer son auteur d’un zombie.
          D’un point de vue fonctionnel un zombie est identique à un être humain qui est susceptible de faire des expériences de conscience.

          Vouloir donner à la conscience une définition fonctionnelle revient à éliminer les propriétés phénoménales de la conscience. Peut-être qu’elles ne sont que des illusions !

          Dès que l’on soutient que la conscience est constituée en partie de propriétés spécifiques, l’explication fonctionnelle se réduit à un point de vue en troisième personne et elle ne peut rendre compte de la conscience.

          Le monisme neutre (l’expression est de B. Russell) en soutenant que la nature de la réalité ultime n’est ni physique ni mentale se propose de dépasser le problème de la conscience – ce que Chalmers nomme the hard problem. Chalmers propose l’existence de propriétés protophénoménales fondamentales. Au niveau le plus fondamental, les constituants du monde auraient des propriétés qui ne sont ni mentales ni physiques.Ces propriétés neutres de chaque entité fondamentale donneraient lieu à des propriétés physiques et mentales (ou proto-mentales).

          Précisons que le panpsychisme se différencie du monisme neutre par le fait que, suivant cette conception, chaque entité fondamentale possède des caractéristiques mentales.

    • Quentin Chevillon sur 20 août 2018 à 14 h 04 min
    • Répondre

    Merci beaucoup, c’est plus clair (enfin disons moins embrouillé 😉

    Il me parait quand même difficile d’accepter qu’une thérorie soit cohérente si elle implique qu’une personne qui affirme « il m’est apparu que mes pensées sont composées de choses (qualia) qui semblent tout à fait réelles sans pour autant être des éléments du monde extérieur. Ces qualia me paraissent mystérieuses et inexpliquables et il me parait impossible qu’elles soient le produit de l’activité électrique de mon cerveau » puisse en vérité être un zombi et n’avoir en réalité aucune expérience de qualia.

    Si j’ai bien compris c’est la position de Chalmers (dans l’esprit conscient chapitre V : « le paradoxe du jugement phénoménal ») mais ses arguments me paraissent peu convaincants, en particulier le V.3 où il imagine un robot capable d’effectuer des jugements phénoménaux qui – à mon avis – sont très éloignés (car beaucoup trop simplistes) des jugements phénoménaux que nous faisons et dans lesquels se manifestent réellement l’étrangeté des qualia.

    Je vais creuser un peu le monisme neutre, mais si je comprends bien ce que vous écrivez, cette théorie admet également la possibilité logique des zombis (donc à mon sens elle aura le même problème de cohérence).

    Merci infiniment pour ces échanges et pour ce blog qui permet aux profanes de s’y retrouver un peu dans la jungle des théories en philosophie de l’esprit.

    • racine jonathan sur 19 septembre 2018 à 15 h 54 min
    • Répondre

    Bonjour
    Merci beaucoup pour ce site très riche. J’attends la sortie du livre de Nagel (merci également pour le travail de traduction), mais j’ai déjà lu des réactions effectivement contrastées.
    J’avoue que votre présentation suscite chez moi des abîmes de perplexités
    – je comprends que des philosophes aient eu besoin du panpsychisme sur un plan purement métaphysique (Leibniz par exemple), mais est-ce raisonnable, parce que nous sommes face à des problèmes « difficiles », de supposer des propriétés totalement inconnues de la matière, des propriétés qui devraient logiquement me conduire à accorder une forme de psychisme aux bactéries? Quel peut être alors le sens de ‘psychisme’? Est-ce raisonnable de prétendre discuter une théorie scientifique sur de telles bases? Comme le dit J. Dupré dans une recension (je cite de mémoire), face à ce genre de présuppositions, on peut se sentir fier d’être empiriste…
    – je n’ai pas lu l’ouvrage, mais tous les compte-rendus que j’ai consultés pointent la téléologie apparemment invoquée dans l’ouvrage. Il y a d’innombrables discussions et remises en question du néo-darwinisme dans la philosophie de la biologie actuelle, et je trouve cela passionnant, mais à nouveau, est-ce raisonnable de prétendre discuter (voire invalider!?) une théorie scientifique en invoquant une mystérieuse téléologie? On peut parfaitement discuter de mécanismes précis qui pourraient rendre plausible une évolution directionnelle par certains aspects – cf. par exemple Jablonka, Evolution in four dimensions – mais ce n’est apparemment pas de cela qu’il s’agit.

    J’ai du mal à imaginer le moindre biologiste consacrer une minute à discuter un philosophe venant ainsi lui expliquer que de mystérieuses propriétés non identifiées ainsi qu’une non moins mystérieuse finalité viennent établir la fausseté des cadres théoriques au sein duquel il travaille. Il est pour le moins présomptueux de parler sans avoir lu l’ouvrage mais le ‘almost false’ me semble d’une audace stupéfiante

    1. Je vous remercie pour ce commentaire.

      Lors de sa parution aux Etats-Unis le livre de Nagel a été malmené par une partie des philosophes naturalistes (tendance physicaliste « dur » pour le dire vite). Au fond, Nagel considère que le phénomène de la conscience ne trouve pas d’explication dans le néodarwinisme. Il s’oppose en particulier sur ce sujet frontalement à Dan Dennett. En refusant de donner quelque crédit à la thèse émergentiste, il explore alors les autres thèses possibles et regarde le panpsychisme, auquel il n’adhère pas, comme une éventualité. C’est vrai que le panpsychisme est une conception qui met à mal le paradigme scientifique et qui, de ce fait, se trouve souvent associée à quelque obscurantisme. Mais faire de la métaphysique c’est travailler, dans dogmatisme, sur des arguments et il s’agit de produire, ici en l’occurrence un raisonnement qui puisse accueillir la réalité du phénomène de la conscience. Reste la posture éliminativiste mais on peut trouver cette conception encore plus stupéfiante (je reprends votre mot).

      La critique du néodarwinisme que produit Nagel ne s’apparente pas, en effet aux travaux de Jablonka et Lamb. C’est ici un examen des conceptions sous-jacentes au darwinisme qu’il décrit comme autant d’impasses épistémologiques pour la cognition, la conscience, les valeurs. L’ouvrage est spéculatif mais constitue déjà pour de nombreux chercheurs – qui aujourd’hui, comme Nagel, sont des philosophes athées –, osant discuter l’option panpsychiste (comme le firent avant eux G. Bruno, G. W. Leibniz, A. Eddington, B. Russell, A.N. Whitehead, R. Penrose…), la base d’une thèse qui ne cherche pas à mépriser les sciences naturelles mais considère que la conscience comme phénomène ne trouve pas sa place dans la science qui n’a pas été conçue pour traiter de ce phénomène.

    • jonathan racine sur 23 septembre 2018 à 19 h 01 min
    • Répondre

    Merci de votre réponse
    Je me suis contenté de regarder les recensions données en lien sur la page Wikipédia: on y trouve Sober, Dupré, ou des philosophes qui ne sont pas forcément spécialistes de philosophie de l’esprit (Leiter). Il me semble qu’ils sont très perplexes vis à vis de la réfutation du néo-darwinisme. Notamment, concernant l’idée qu’une explication doit montrer que le phénomène en question était probable (si j’ai bien compris: « Nagel constantly asserts that to explain the existence of consciousness, etc., evolution must not just show that they are possible, but also that they are likely, or to be expected », résume Dupré)
    En tout cas, ce ne sont pas des physicalistes durs

    Même si la métaphysique a certainement un champ d’application légitime (elle peut incontestablement nous donner à penser), je ne vois pas trop comment à partir de thèses métaphysiques, on pourrait établir la (presque) fausseté d’une conception scientifique. Je me demande d’ailleurs si en fait « néo-darwinisme » ne veut pas uniquement et simplement dire « matérialisme », ou « physicalisme »: y a-t-il le moins du monde dans cet ouvrage une discussion sérieuse de thèses biologiques? (étant entendu me semble-t-il que plus personne ne croit que la biologie est réductible à la physique)

    A propos du matérialisme, la distinction très simple que fait Lecointre entre un matérialisme qui constitue une thèse métaphysique, et un matérialisme méthodologique, qui est celui de la science, me semble tout à fait pertinente, et permettrait d’éviter cette posture (qui est uniquement dû au titre????) du philosophe proclamant de son fauteuil la fausseté de théories scientifiques. Personnellement, il me semble que cette posture n’a été que trop souvent adoptée dans l’histoire de la philosophie.
    Au delà des thèses de Nagel en philosophie de l’esprit, il me semble que l’on touche un vrai problème concernant le dialogue entre science et philosophie, entre science et métaphysique…

    Pourriez vous éventuellement indiquer quelques liens vers des travaux qui s’appuient sur cet ouvrage, le discutent positivement et / ou le prolongent?
    Encore merci pour votre site, à la fois informatif et ouvert à la discussion

    • jonathan racine sur 23 septembre 2018 à 19 h 26 min
    • Répondre

    Par ailleurs, même si on peut citer une liste impressionnante de noms ayant pris au sérieux le panpsychisme, je ne suis pas sûr que ça donne tant de poids que cela à Nagel: je comprends (à peu près) le panpsychisme de Leibniz, mais il ne s’agit pas alors d’expliquer le phénomène de la conscience – sauf erreur de ma part, Leibniz n’attribuerait la conscience (ou aperception) qu’à une catégorie d’êtres très limitée: les monades sont animées à des degrés différents: « quand la monade a des organes si ajustés que par leur moyen cela peut aller jusqu’au sentiment, c’est à dire une perception accompagnée de mémoire, un tel vivant est appelé un animal » (Principes de la nature et de la grâce – et peut-être qu’un néodarwinien aurait des choses à nous dire sur le développement dans l’histoire de l’évolution, des appareils sensoriels, du phénomène de la mémoire, etc)
    S’il s’agit d’accueillir la réalité du phénomène de la conscience, est-on alors prêt, je repose la question, à dire que les bactéries sont conscientes, qu’elles ont une conscience phénoménale du monde qui les entourent, qu’elles en forgent une représentation? Ou alors a-t-on au passage évacué ces propriétés, qui me semblaient faire partie de la définition du terme ‘conscience’? (et qui me semblait faire partie du phénomène qui préoccupe Nagel, mais j’ai peut-être tout faux sur ce point)

    Si en fait, sous conscience on met tout autre chose, et si sous ‘néodarwinisme’ on ne met aucune thèse biologique précise, j’ai finalement du mal à voir de quoi on parle

    1. Nombre de recensions du Mind and Cosmos ont été, lors de la parution du livre, des recensions à charge contre les arguments de Nagel. Il est vrai que Nagel dans son livre se permet de faire deux choses passablement iconoclastes : mettre en évidences les limites des explications de la biologie évolutive et reconnaître que les questions du dessein intelligents ne sont pas dénués de sens. D’emblée, on comprend l’émoi qui peut saisir tous ceux qui se réclament d’un certain naturalisme en philosophie.

      La réfutation du néo-darwinisme que construit Nagel repose sur, selon lui, son incapacité à expliquer le phénomène de la conscience, notre cognition et l’existence de valeurs. Les arguments de Nagel ne se posent pas comme des alternatives à la science biologique mais veulent montrer que l’approche de cette dernière ne permet pas de comprendre vraiment notre univers qui a permis de produire de la vie et le phénomène de la conscience.

      Nagel est un philosophe cohérent et son livre n’est que le prolongement d’une philosophie qui insiste initialement sur la dichotomie entre le subjectif et l’objectif. Pour lui, l’approche purement objective ne permet pas d’atteindre véritablement le phénomène de la conscience. Ce n’est pas un livre de science mais une réflexion rationnelle de philosophe qui parle de la science. Dans votre premier commentaire vous évoquez le lien qui serait parfois problématique entre sciences et métaphysique. C’est un sujet qui m’intéresse (je me permets de vous renvoyez justement à un petit article que j’ai écrit dans le livre édité par les éditions matériologiques au printemps dernier Qu’est-ce que la science pour vous ?, article dans lequel j’essaie justement de préciser les tâches qui, selon, moi reviennent à chacun de ces domaines et dans lequel je conclus en disant que le travail de la métaphysique ne ressemble ni à un résultat scientifique, qui demeure le meilleur moyen de connaître le monde, ni à une vérité absolue, qui ne serait qu’un ersatz malvenu et prétentieux mais s’apparente, par certains de ses aspects, à une activité de discernement. Bref, je ne pense pas qu’il faille opposer ces domaines.

      Concernant la liste des personnages qui ont pris au sérieux le panpsychisme – et que j’ai cité dans ma réponse –, ce n’était pas dans un esprit d’argument d’autorité (qui constitue une façon de faire qui n’a pas vraiment d’intérêt) mais seulement pour dire que la position panpsychiste n’était pas une idée abracadabrante. C’est vrai que l’on dit que les métaphysiciens travaillent dans leur fauteuil mais je ne pense pas qu’ils regardent avec dédain la science empirique. Leur activité consiste à questionner l’ontologie fondamentale et ils ne peuvent travailler que de concert avec la science. Ainsi, lorsque Nagel insiste pour argumenter que la science a, depuis Galilée, exclu la conscience de son champ de recherche, il ne remet pas en cause les découvertes de la science mais s’interroge sur les possibilités qu’a la science objective (en troisième personne comme on dit en philosophie de l’esprit) de rendre compte du phénomène en question. La position de Nagel s’est construite, et c’est un apport fondamental en philosophie de l’esprit, sur un principe de séparation irréductible du point de vue subjectif et objectif. Vous pouvez consulter sur ce sujet le numéro spécial de la revue Klesis consacré à T. Nagel.
      Pour ce qui est du panpsychisme, Nagel est plutôt proche de ce que l’on appelle le monisme russellien que du panpsychisme qu’il trouve franchement problématique.

      Parmi les auteurs qui s’appuient sur les travaux de Nagel, je pense à S. Coleman, L. Stubenberg, P. Goff et dans une certaine mesure G. Strawson. Ce sont des philosophes. Mais tous se réclament du naturalisme.

      A mon tour de vous remercier pour la qualité, la richesse et la diversité de vos arguments. Je ne suis pas sûr d’avoir bien répondu à toutes vos remarques.

    • jonathan racine sur 29 septembre 2018 à 8 h 21 min
    • Répondre

    Merci pour cette nouvelle réponse précise et pour les références.
    Je ne connaissais pas cet ouvrage sur la science aux excellentes éditions matériologiques – chez lesquelles on peut d’ailleurs consulter le remarquables ouvrage Les mondes darwiniens, qui n’est pas totalement étranger à notre sujet. Je suis en train de devenir de plus en plus sceptique concernant les possibilités / les formes de dialogue science / philosophie, aussi je suis curieux de lire votre texte, qui semble défendre une position nettement plus optimiste.
    Vous faites le lien entre cet ouvrage et la position défendue depuis longtemps par Nagel, une position de principe sur le partage du subjectif et de l’objectif.
    J’avoue que je connais peu Nagel, mais que voyant passer des informations sur ce dernier ouvrage, je me suis précisément demandé: mais est-ce nécessaire, pour défendre une position sur l’irréductibilité du subjectif et de la conscience, d’engager un débat (à mon avis miné) avec ‘le néo-darwinisme’ (ou la représentation que s’en fait le philosophe)? Un argumentaire tel que celui sur « l’effet que ça fait » me semble isolable de toute discussion vis à vis de tel ou tel résultat scientifique – et c’est peut-être ce qui fait sa force (ou au contraire sa faiblesse? Je ne suis pas sûr de savoir ce que je pense sur ce point)

    Par ailleurs votre blog très riche comporterait-il, par hasard, un billet expliquant pourquoi la position émergentiste est inacceptable pour Nagel? Je n’ai pas trouvé… La position me semble tellement évidente: une cellule a des propriétés très différentes de ses composants, un vivant doté d’un système nerveux a des propriétés très différentes d’une bactérie, etc.

    Ce refus (ou ce que j’interprète comme tel) de reconnaitre des degrés dans le vivant me rappelle un peu un des arguments les curieusement plus faibles que l’on puisse trouver chez un grand philosophe (ou à nouveau, ce que j’interprète comme tel), lorsque Descartes refuse d’accorder l’âme aux bêtes car l’accorder à certaines impliquerait de l’appliquer à toutes, comme s’il était évident qu’accorder des facultés à un primate avait pour conséquence logique de les accorder à une huitre.

    Dans les deux cas, il me semble que l’on refuse de corréler la conscience à un degré d’organisation cérébrale et c’est ce que je ne comprends pas. Je suis parfaitement prêt à entendre l’idée d’un fossé explicatif avec les arguments du style Mary et les couleurs: lorsque je sais tout ce que j’ai à savoir sur le cerveau, le monde physique etc, je n’ai pas encore les moyens de décrire l’expérience phénoménale de la découverte des couleurs. Mais à nouveau je ne vois pas du tout comment on pourrait tirer d’un tel argument la conséquence suivante: donc la conscience est totalement indépendante, n’a absolument rien à voir, avec le développement progressif au cours de l’évolution, d’une chose comme un cerveau. Il me semble juste que l’on ignore à quoi pourrait ressembler une explication scientifique permettant de montrer comment cette chose manifeste certaines propriétés émergentes.

    J’avais l’impression que dans le cas de Nagel, Jackson and co, le fossé était définitif en raison de l’irréductibilité principielle du subjectif (ou phénoménal) et de l’objectif. Mais j’ai toujours le même problème: ce n’est pas telle théorie scientifique qui est en jeu. Nagel, en ciblant dans son titre le néo-darwinisme, en évoquant la question de la finalité, appelle-t-il de ses vœux, ou entrevoit-il la possibilité d’une théorie scientifique qui aurait, elle, cette possibilité de combler le fossé? Si c’est bien le cas, cela suscite à mon avis, les réactions légitimes de certains compte-rendus très critiques: le philosophe, comme tout le monde qui ferait le (long et difficile) travail d’information minimum pour savoir de quoi on parle, a le droit d’avoir un regard critique sur telle ou telle théorie scientifique – mais c’est une chose que de constater que tel phénomène que l’on prétend expliquer ne l’est pas, et c’est tout autre chose que d’émettre des hypothèses sur les directions que pourrait / devrait prendre la science pour produire une explication du phénomène (par exemple admettre une dose supplémentaire de téléologie)

    Je reviens encore sur ce que Nagel semble attendre d’une explication scientifique: montrer non seulement la possibilité mais la probabilité d’un phénomène. Et n’y a-t-il pas alors un problème qui vaut pour toutes (ou la plupart?) les propriétés émergentes? Est-ce qu’un scientifique qui connaîtrait absolument toutes les propriétés de l’oxygène et de l’hydrogène pourrait prédire toutes les propriétés de l’eau (les températures auxquelles elle change d’état, le fait que son état solide est moins dense que son état liquide…), ou au moins considérer qu’elles étaient probables… Pouvait-on attendre, à partir d’une connaissance des différents atomes en présence à un état antérieur de l’univers, qu’allait apparaître une substance dotée de propriétés si particulières (et si importantes à l’apparition de la vie)?
    Le message est maintenant un peu long, et je m’en excuse: vous avez sûrement beaucoup d’autres sujets de réflexion en cours…

    • fabien cayla sur 30 juillet 2022 à 18 h 58 min
    • Répondre

    Th.nagel ne donne que peu de références non directement contemporaines. Connait-il C.A.Strong (1862-1940)? c’est l’auteur qui a le plus défendu le « mind-stuff » de Clifford et ses textes ont une clarté égale à ceux de Nagel lui-même. J’ai proposé aux « Archives de ph. » il y a presque un an une étude sur Strong « C.A.Strong et le double aspect du panpsychisme » (il y a trente ans, je recevais dans le mois suivant mon envoi une réponse du directeur A.Régnier!). fabien cayla

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