Persistance du dualisme en philosophie de l’esprit ou le cartésianisme « réformé »

Première publication, décembre 2011 (révisée août 2015)

Le dualisme au sujet de l’esprit pose une distinction métaphysique entre le corps et l’esprit. Face à la pression des thèses physicalistes, que la moisson des résultats en neurosciences contribue à consolider, deux énigmes persistent qui peinent à trouver leur résolution : les phénomènes de la conscience (qualia) et la causalité mentale. J’évoque le premier problème et discute du second en introduisant le concept de personne.

Pour certains philosophes, dépositaires pourtant patentés d’une position réductionniste, tel que Jaegwon Kim par exemple[1], les qualia, parce qu’ils résistent à la fonctionnalisation, sont de ce fait résistants à la réduction. La conséquence pour ces phénomènes de la conscience, lorsque l’on est réductionniste, c’est qu’ils ne peuvent que rejoindre le reliquaire des entités qui n’ont aucun pouvoir causal sur les structures physiques. On les considère alors comme des épiphénomènes.

De cet échec de l’explication réductrice des phénomènes de la conscience, David Chalmers[2] en tire un argument contre le physicalisme ou matérialisme :

1) Dans notre monde, il y a des expériences conscientes.

2) Il y a un monde physiquement possible physiquement identique au nôtre dans lequel les faits positifs relatifs à la conscience valant dans notre monde ne sont pas valables.

3) Donc, dans notre monde, les faits relatifs à la conscience sont des faits supplémentaires, en sus des faits physiques.

4) Donc le matérialisme est faux.[3]

Et pour remédier à cet échec du physicalisme, Chalmers soutient alors un dualisme naturaliste ou cohabitent dans le même monde des propriétés phénoménales radicalement différentes des propriétés physiques et qui ne leur sont pas réductibles. Ce premier dualisme est un dualisme des propriétés.

*

Si les qualia procurent une première raison solide pour les philosophes de l’esprit de ne pas rompre avec le dualisme, le problème de la causalité mentale, ou pour le dire autrement, le problème des conséquences causales du comportement des agents, fournit une seconde raison expliquant cette persistance du dualisme. En effet, ce qui fait des organismes que nous sommes des agents ou des personnes c’est la capacité à avoir des pensées intentionnelles susceptibles de causer des actions intentionnelles, qui sont aussi des événements physiques. D’autre part, bien qu’il soit dans le corps, ce que l’on appelle le Moi n’est pas identifiable comme étant ce corps ou une partie de ce corps (le cerveau). Ainsi le problème de la causalité mentale se pose lorsque l’agent, en tant que personne ou Moi justement, ne s’identifie pas à l’ensemble des particules dans lequel il est incorporé mais persiste à se revendiquer comme la cause d’actions qui sont aussi des événements physiques. Pourquoi est-ce un problème ? C’en est un parce que pour tout événement physique il existe une cause physique qui est suffisante à son explication – et qu’il est très rare qu’un événement physique puisse avoir plus d’une cause… disons que ce serait comme une coïncidence. En conséquence, si un agent a une certaine croyance qui, associée à un désir, forme la cause d’un événement physique, il y aura toujours en même temps une cause physique suffisante à son explication. On parle de problème, car non seulement on croit dur comme fer que nos pensées sont la cause de certaines modifications dans le monde physique, mais en plus, qu’ « être un agent » ou « une personne » ou « un Moi » de manière irréductible au corps est ce qui soutient et donne sens à notre volonté libre. Mais comment justifier que le Moi ne puisse être identifié par le corps ?

Les philosophes de l’esprit qui soutiennent une solution dualiste au problème de la causalité mentale justifient leur position en produisant des arguments qui cherchent à montrer que le Moi n’est pas le corps. Parmi ces philosophes, Jonathan Lowe[4] défend un dualisme de la substance qui se démarque du modèle de Descartes en insistant à la fois sur les conditions d’identités des personnes et de leurs corps et sur la différence entre les pouvoirs causaux des personnes et ceux de leurs corps.

Pour Lowe, le Moi se caractérise principalement par la capacité linguistique à faire un usage du pronom « Je ». Autrement dit, une personne ou un Moi est un être capable d’avoir des pensées à propos de lui-même. Il peut dire « je marche », « j’ai faim », « je mesure 1,85m ». En disant « j’ai faim », j’ai une pensée consciente en première personne. Autrement dit, je me regarde moi-même comme étant le sujet de cette pensée, à la fois dans le sens d’être la chose qui a la pensée et dans le sens d’être la chose que vise la pensée en question. Dans ces deux cas, insiste Lowe, je ne suis pas enclin à voir mon corps ou une partie de mon corps (mon cerveau) comme étant ce sujet. En conséquence, puisque c’est Moi et pas mon corps qui est le sujet de ma pensée, je ne suis pas identique à mon corps ou à une partie de mon corps.[5]

On pourrait être tenté de se demander lorsque Lowe insiste ainsi sur la différence de nature entre le Moi et le corps, s’il n’a jamais ouvert un livre de science ou  cliqué sur un site web dédié au cerveau lesquels nous apprennent que sans le bon fonctionnement de cet organe, il n’y a ni personne ni pensée de soi et de rien du tout. Mais Jonatham Lowe, comme Descartes à son époque, connaît bien évidemment la science. Le dualisme, qu’il soit cartésien ou « réformé » n’est pas une position qui fait fi de la science de son époque – aujourd’hui des dernières conclusions de la neurobiologie. Elle ne se présente pas non plus comme une alternative plus ou moins obscure à la science, qui prétendrait nous dire ce qu’est l’esprit. Non, la métaphysique de l’esprit est comme une science qui poursuit, au-delà de la physique et non pas contre elle mais avec elle, le même travail de connaissance. Certes le monde de Descartes est différent du nôtre mais ce qu’est l’esprit est encore une question persistante que n’épuise pas les neurosciences. C’est pourquoi, lorsque l’on cherche à justifier la position dualiste, prendre connaissance que le cerveau est l’organe indispensable pour produire de la pensée ne nous persuade pas de croire que mon cerveau est le sujet de mes pensées. Voilà ce qu’affirme le dualiste du cartésianisme réformé. « Ce serait comme inférer que mes pieds courent du fait que je ne pourrais pas courir sans avoir des pieds » écrit Lowe.[6] Bref, avoir besoin d’un cerveau ne signifie pas avoir besoin de ce cerveau – ce cerveau particulier qui loge dans ma boite crânienne. Et c’est avec de tels arguments que l’on peut concevoir qu’un beau matin l’on pourrait se réveiller après avoir subi une opération de remplacement de son vieux cerveau organique par un nouveau modèle, non organique et garanti « longue durée ».

Mais où est la différence avec le cartésianisme qui identifie le Moi par une âme ou un ego, une substance immatérielle ? Lorsque le cartésianisme « réformé » soutient qu’une personne n’est pas identifiée par son corps ou une partie de son corps, il ne soutient pas que cette personne doive être identifiée par quelque chose qui ne possède aucune caractéristique physique. En effet, l’identification de la personne à quelque chose de non physique est pour le dualiste réformé aussi contre intuitif que d’identifier le Moi au corps ou à une partie du corps. Ainsi, et c’est toute la nuance avec Descartes, le Moi peut être une chose « physique » qui mesure 1,85m par exemple bien qu’il ait des conditions d’identité différentes du corps ou du cerveau.

Le dualisme du modèle cartésien soutient l’existence de deux substances radicalement différentes : le corps, substance matérielle et l’esprit, substance immatérielle. Le dualisme « réformé »[7] n’est, quant à lui, pas un dualisme qui distingue ontologiquement le corps et l’esprit, mais le corps et les personnes (ici, le terme « substance » signifie seulement quelque chose comme un objet porteur de propriétés).  Alors que le dualisme des propriétés marque la distinction entre le mental et le physique par les seules propriétés (c’est un monisme de la substance), le dualisme non cartésien de la substance confirme la distinction entre les porteurs de propriétés. En somme, le dualisme de la substance implique le dualisme des propriétés mais pas vice versa. Mais précisons.

Certaines propriétés comme la masse ou l’élasticité sont manifestement des propriétés physiques. D’autres, telles que la douleur ou les croyances sont incontestablement des propriétés mentales. Porter la différence sur les porteurs de propriétés plutôt que sur les seules propriétés revient à déplacer la différence sur le sujet en première personne dont le dualiste soutient qu’il n’est pas le corps. Ainsi, ce n’est pas le corps qui ressent des douleurs mais les personnes ; ce ne sont pas des corps ou des animaux qui ont des croyances mais des personnes.  Certes, sans cette partie du corps qu’est le cerveau, la personne n’aurait ni douleur ni croyance. A vrai dire, la personne a besoin que son corps, en particulier son cerveau, soit dans un certain état physique pour éprouver une douleur ou croire qu’il fera beau demain, toutefois cet état physique n’est pas identifié comme étant une douleur ou une croyance.

Comme on le voit, le dualisme cartésien « réformé », cherchant à résoudre le problème de la causalité mentale, questionne la nature de la personne humaine. Selon ce point de vue, la personne n’est pas un être biologique de l’espèce homo sapiens avec des pensées, des sensations, des perceptions pouvant causer des actions intentionnelles. Non, la personne humaine est une substance qui certes coïncide avec un corps animal mais qui lui est distinct. En d’autres termes les personnes sont essentiellement des substances psychologiques. Mais le dualisme non cartésien nous permet-il de bien comprendre cette cohabitation entre le corps animal et l’autre substance qu’est la personne ? Quel sens cela a-t-il d’affirmer que ce n’est pas l’animal de l’espèce homo sapiens mais seulement la personne, qui coïncide avec ce corps, qui dispose de conscience de soi ? Si on soutient que l’animal de l’espèce homo sapiens a des croyances ou éprouve des douleurs, comment le distinguer de la personne ? Un moniste physicaliste est alors en droit de se demander si l’intuition dualiste de la distinction ontologique entre le corps et l’esprit, qui nous permet de concevoir une extraordinaire transplantation de cerveau, ne nous égare pas un peu lorsque l’on cherche à répondre à la question « Qui sommes-nous ? »

Références

[1] 2005, Physicalism or Something Near Enough, Princeton University Press.

[2] 2010, L’esprit conscient, chapitre IV, trad. française S. Dunand, Ithaque.

[3] Ibid. p. 181.

[4] 2008, Personal Agency: The Metaphysics of Mind and Action, Oxford University Press.

[5] Ibid. p. 21.

[6] Ibid., p. 21.

[7] J. Lowe nomme ce dualisme « Non-Cartesian Substance Dualism », Ibid. chapitre 5.

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