L’influence de l’esprit sur le corps

Première publication, décembre 2013 (révisée août 2015)
robert fudd

L’influence de l’esprit sur le corps et sur nos pensées est tellement manifeste que l’on est en droit de se demander pourquoi cette faculté s’est transformée en problème pour les philosophes. Surtout qu’aujourd’hui, le dualisme du corps et de l’esprit n’est plus ce qu’il était. Le sens commun, que renseigne la science, affirme que la dualité entre le corps et l’esprit est elle-même une croyance… de notre esprit et que nous formons un seul et unique organisme. C’est que notre conception de la nature a changé. La philosophie de l’esprit a, elle-aussi, emboité le pas d’un certain « naturalisme » et se déclare volontiers « physicaliste ». Notre connaissance du cerveau, la mise en évidence d’une corrélation entre les événements cérébraux et les manifestations de notre conscience et de nos pensées – que peut révéler un examen par Irmf par exemple – ont contribué à dessiner une image « matérialiste » de l’esprit. C’est ainsi que lorsque l’on parle de l’influence de l’esprit sur le corps, on pense en général que l’esprit est un produit de notre système neuronal et quand il cause notre comportement on ne songe plus guère à la manifestation d’une force surnaturelle. En définitive, le fameux problème du corps et de l’esprit pourrait bien ne plus être un problème.

Toutefois, même si l’on doit reconnaître que la science est une excellente pourvoyeuse d’explications, il n’en demeure pas moins que lorsque l’on se demande « Pourquoi Nicolas est-il en colère ? » et que l’on répond « Parce qu’il pense que Dominique a voulu lui jouer un mauvais tour ! »[1], nous ne considérons pas ce qui s’active dans le cerveau de Nicolas, mais prenons comme point de départ explicatif, un type d’objets, à savoir des pensées conscientes, pour lesquels nous sommes enclins à admettre qu’ils sont bien réels. Autrement dit, notre sens commun, dans sa pratique quotidienne, ne se soucie guère d’histoires neurales et musculaires pour expliquer la colère de Nicolas : l’intention de Dominique est, tout simplement, la cause de la colère de Nicolas.

Cependant, l’explication psychologique en termes d’intentions et de croyances, est bien une explication causale. Il s’est passé quelque chose ! On parle de cause lorsqu’il se passe quelque chose dans le monde. De la colère est apparue chez Nicolas lorsqu’il a appris que Dominique avait nourrit une mauvaise intention à son égard. La connaissance, qui est une sorte de croyance, de l’intention de Dominique a causé chez Nicolas une accélération de son rythme cardiaque, et il a pu voir ses poils se hérisser et son visage devenir rouge. Bref, encore une fois, l’esprit est venu influencer le corps.

Mais que vient faire dans tout cela la métaphysique ? Avons-nous besoin d’une spéculation métaphysique pour soutenir que la causalité de l’esprit sur le corps fait partie de notre monde ? Peut-être que non. Mais si nous ne sommes plus dualistes et qu’en même temps, l’on admet qu’une croyance dans l’efficacité d’une substance qui pourrait n’être qu’un simple mélange d’eau et de sucre (effet placebo) accélère une guérison, se pose la question du statut causal de la croyance en question. Ou plus prosaïquement que nous soyons capable d’envoyer des e-mails (écrire une pensée) ou de mentir (dissimuler une pensée) ne questionne-t-il pas sur ce pouvoir causal du mental ? Mais en nous focalisant ainsi sur la cause mentale ne nous détournons-nous pas du mental lui-même ? Est-ce que la métaphysique de la causalité mentale ne serait pas une sorte de fixation au modèle matérialiste qui affirme que tout est physique ou survient sur le physique ? Qu’est-ce qu’une enquête de type physique a à voir avec une enquête de type mental ?  Ecrire des pensées ou chercher à en dissimuler certaines sont des actes intentionnels (l’intentionnalité n’est-il pas la « marque » du mental ?). Quant à une croyance qui agirait sur l’état général de notre corps, elle ne serait que la énième preuve que ce que nous pensons affecte ce qui se passe en nous. Autrement dit, avons-nous besoin de nous fourvoyer dans la recherche d’une solution de ce qui s’apparente à un faux problème ?

Une façon d’éliminer le problème de la causalité mentale, sans passer par la case « métaphysique », consisterait donc à soutenir une approche « épistémique » du mental. Basée sur le sens commun, elle se fixerait comme tâche la compréhension de nos pratiques cognitives plutôt que d’avoir à s’épuiser dans la vaine recherche d’une relation avec une théorie matérialiste du cerveau. Dans cette approche les causes mentales ne pourraient pas interférer avec le système physique car elles ne consisteraient pas matériellement à des processus physiques[2].

Mais n’a-t-on pas dit que lorsque l’on parle de cause, on veut signifier qu’il se passe quelque chose dans le monde ou pour le dire autrement, que la cause est ce qui modifie ce qui arrive ? Mais en quoi le fait de soutenir que le mental explique causalement ce qui arrive, sans se préoccuper d’une histoire physique, contredit-il l’approche épistémique ? Si on envisage la causalité sous un angle qui n’est pas fondé dans les faits eux-mêmes, c’est-à-dire dans ce qui arrive, il est sans doute possible de parler du mental sans interférence avec un quelconque arrière-plan physicaliste.

C’est que pour soutenir son argument, le défenseur de l’approche épistémique peut s’appuyer sur une certaine conception de la causalité qui nous demande de nous polariser sur le fait que si je n’avais pas eu l’intention d’envoyer un e-mail, et comme on dit, « toutes choses égales par ailleurs », je n’aurais pas appuyé sur les touches de mon clavier d’ordinateur. Ce qui pourrait s’apparenter à une sorte de test de la présence ou non d’une relation causale, peut se voir alors transformé en théorie de la causalité : la dépendance contrefactuelle.

Dans la théorie de la causalité comme dépendance contrefactuelle, ce qui importe n’est pas vraiment la relation entre l’intention et le fait de taper sur les touches de mon clavier pour écrire un mail, mais la vérité d’une proposition comme « si je n’avais pas eu l’intention d’envoyer un e-mail, je n’aurai pas appuyé sur les touches du clavier de mon ordinateur ». On dirait que la causalité est ici logée dans quelque chose qui n’est pas présent. Toujours est-il que cette théorie permet de soutenir une approche du mental qui échappe au problème métaphysique de la causalité mentale.

Mais que nous dit exactement la théorie de la dépendance contrefactuelle au sujet de ce qui arrive ? J’écris un e-mail parce que j’avais l’intention d’informer un ami de ma visite. C’est la raison de mon comportement. C’en est la cause en vertu de la dépendance contrefactuelle entre l’événement mentale (l’intention d’écrire) et l’événement physique (le geste d’écrire). Quant à savoir pourquoi l’intention est reliée causalement à ce geste, la dépendance contrefactuelle ne nous dit rien. C’est donc une chose de se « libérer » du problème de la causalité mentale, c’en est une autre de dire ce qu’est vraiment cette influence de l’esprit sur le corps. Ainsi, d’un point de vue métaphysique, la théorie de la causalité comme dépendance contrefactuelle nous apparaît comme trop superficielle pour soutenir le fait que le mental agisse sur le corps.

Le seul processus causal qui nous permet de penser qu’un agent est quelqu’un qui a des croyances, des désirs, des émotions, etc. qui lui donnent la capacité d’accomplir des actions est le processus qui reconnaît l’existence d’une réelle connexion entre les événements. En conséquence, si nous voulons comprendre le genre de personne que nous sommes, il nous faut chercher ce qui génère ou produit un effet – et ce n’est pas dans le concept de cause que l’on trouvera ce que nous cherchons mais dans le monde lui-même. Si nous sommes des agents, de véritables agents, alors nous avons des pouvoir causaux !

Références

[1] Exemple initial donné par Denis Bonnay dans le premier chapitre du Précis de philosophie des sciences, Vuibert, 2011.

[2] Tyler Burge, « Mind-Body Causation and Explanatory Practice », Mental Causation, Oxford: Clarendon Press, 1993.

shadok

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