Le problème du corps et de l’esprit (revisité)

Première publication, février 2014 (révisée août 2015)

Le problème central de la philosophie de l’esprit est celui de la relation du corps et de l’esprit, mais ce n’est pas le seul. Une kyrielle d’interrogations subsiste, qui nécessite que l’on ait clarifié l’ontologie du mental, autrement dit que l’on se soit demandé qu’elle sorte de « chose » est le mental. A moins que la façon dont on cherche à régler ces problèmes nous apporte quelque indication au sujet de cette ontologie même – si tant est que l’enquête ne vienne pas nous brouiller les pistes.

la simple explication

Prenons le problème des autres esprits par exemple qui survient lorsque l’on considère sérieusement une question du genre : « Mais comment puis-je savoir que la personne qui devant moi gémit, frisonne et grimace me criant qu’elle a mal, ressent vraiment une douleur ? » Un bon acteur ne pourrait-il pas, de façon convaincante, agir de la sorte sans ressentir le moindre tourment ? La relation entre une sensation ou un sentiment, l’effet particulier que cela fait, et le comportement est contingent. Le Martien imaginé par David Lewis [1] pourrait bien avoir les mêmes manifestations que la personne devant moi alors que la réalisation physique de sa douleur ne serait pas la même (il a un esprit hydraulique !). Quant au « fou », la manifestation de sa douleur lui impose de détourner son attention sur les mathématiques. Quelles preuves ai-je donc que cette personne ressent bien cet effet pénible que j’appelle « douleur » ? Je peux tenter de saisir la meilleure explication, celle de l’inférence analogique par exemple entre ce que je fais, moi, lorsque j’ai mal et ce que j’observe du comportement de l’autre personne. Mais il me sera bien difficile de trouver là un chemin me montrant la voie pouvant me conduire vers l’ultime nature du mental.

Mais si laissant de côté les autres esprits, je me tourne vers moi et me demande quelle sorte de « chose » je suis vraiment – suivant en cela l’intuition que ce qui me définit comme personne est sans doute d’avoir un esprit, d’être « moi » tout simplement – que vais-je trouver ? Pour Hume, en menant l’enquête, je n’amasserais qu’une accumulation d’impressions n’engendrant pas la moindre trace d’un « moi ». Certes je ressens des douleurs, j’ai des sensations mais de là à trouver un « moi »…

Ce genre d’impasses ne doit-il pas nous inciter à nous tourner franchement vers la métaphysique ? C’est-à-dire à nous demander directement ce qu’est le mental, quelle sorte de « chose » est-il ?

Intuitivement, la sorte de « chose » en question que l’on cherche à saisir, immédiatement nous apparaît comme une espèce différente de ce qui compose le monde physique. Le corps, et tous ses constituants chimiques (oxygène, carbone, hydrogène, et autres azote, calcium, phosphore, etc.), appartient bien, de part en part, au monde physique. Le mental, lui, semble y échapper ! Nulle masse, nul volume – il n’est pas dans l’espace. Difficile dans ces conditions d’évoquer la relation entre le corps et l’esprit : la fameuse interaction causale. Pour Descartes, l’esprit et le corps interagissent. Je perçois un chien, je prends peur, mes poils se hérissent. Dans ces trois propositions, le corps et l’esprit s’influencent causalement. Mais comment est-ce possible ? Est-ce seulement intelligible qu’une « chose » qui n’est pas dans l’espace puisse causalement influencer un corps ? Toujours est-il que si l’on prend la causalité au sérieux, si l’on pense que la relation de causalité est une connexion fondamentale qui existe, bel et bien, dans le monde, si l’esprit est cette « chose » non spatiale,  alors à moins d’expliquer que cette causalité-là, celle qui relie le corps et l’esprit, est d’un genre qui échappe aux contraintes du monde physique, l’interaction entre le corps et l’esprit demeure proprement inexplicable. La « chose » mentale est ici, une autre substance, dont les attributs sont radicalement différents de ceux de la substance physique. Cependant, la différence entre le mental et le physique n’est peut-être pas une différence de substances mais une différence de propriétés d’une seule substance qui serait la substance physique.

En effet, un grand nombre de philosophes affirme qu’il est plus raisonnable de soutenir l’existence d’une seule substance, la substance physique. C’est le monisme matérialiste.

Ainsi ce que l’on appelle le mental serait renfermé dans le physique. Autrement dit, dans le cerveau ? Ne pourrait-on pas alors logiquement soutenir que l’esprit est le cerveau ? Mais l’on peut avoir quelques difficultés à affirmer cela. En effet, lorsqu’à l’hôpital, le médecin vous demande d’évaluer la douleur que vous ressentez sur une échelle de 1 à 10, quelle unité de mesure utilise-t-il ? De quel instrument se sert-il ? Ce qui nous sert habituellement pour la mesure de propriétés physiques, un instrument et une unité de mesure, est ici singulièrement absent. Même l’investigation la plus profonde que l’on pourrait mener dans votre cerveau ne suffirait pas à révéler la nature de cette propriété mentale de la douleur que vous ressentez. Ainsi, une personne, qui est bien constituée d’un corps, auraient aussi certaines propriétés « mentales » qui échapperaient à l’enquête « physique ».

Mais que sont ces propriétés que vous seul ressentez, ces qualia… ? Ne sont-elles pas des propriétés électrochimiques d’un essaim de neurones en activité ? On peut certes étudier, examiner, mesurer les échanges chimiques à travers les membranes cellulaires dans le cerveau, rien de tout cela n’expliquera la présence de ces qualia ! Mais alors que peuvent bien provoquer des propriétés qui échappent ainsi à la mesure physique ? Quel statut donner à des propriétés qui ne peuvent pas intégrer la moindre théorie scientifique ? Ne seraient-elles pas des propriétés sans pouvoir – des épiphénomènes ?

Lorsque vous approchez votre main d’une flamme vous la retirez très vite parce que vous ressentez une douleur. Ca brûle ! Toutefois, ce qui cause votre comportement ici c’est seulement le fait de propriétés physiques de certains nerfs qui vont animer les muscles de votre bras entraînant le retrait de votre main. Autrement dit, ce qui explique votre mouvement n’est pas ce qualia de la douleur en tant que tel mais des propriétés physiques de ces nerfs et de leurs signaux électrochimiques. Votre douleur subjective ressentie n’aura manifestement aucune pertinence causale ! Elle était pourtant bien là cette sensation de brûlure ! Mais si l’on imagine votre jumeau-zombie, votre clone parfait, identique à vous à l’atome près, il ne ressent rien de cet effet particulier que vous nommez « douleur » mais cela ne l’empêche pas  de se comporter de la même façon que vous s’il approchait sa main d’une flamme.

Ainsi alors que l’interaction causale des deux substances semblait inintelligible, l’épiphénoménisme des propriétés mentales paraît, quant à lui, franchement contraire à notre sens commun. On peut, en effet, difficilement nier que c’est bien l’expérience de la douleur ressentie qui est la cause du retrait de votre main de la flamme – même si elle est corrélée avec une propriété physique qui, elle, a le pouvoir causal de réagir. Et puis, pourquoi devrions-nous penser que votre clone-zombie ne ressentirait pas la même douleur que la vôtre ?

Ce qui fait la particularité de l’expérience de la douleur ressentie c’est son accès exclusif en première personne. Nous n’avons, en effet, en observant un cerveau au plus près, aucun moyen d’y accéder puisque nous le faisons exclusivement en troisième personne. Ce sont là deux genres différents d’expériences ! Certes la mesure objective de l’effet de la douleur échappe à l’observation mais cela ne nous donne pas le droit d’inférer que le qualia de la douleur n’est pas la propriété de cet essaim de neurones en activité. Les états mentaux présentent une asymétrie épistémologique radicale. L’expérience que vit une personne avec son cerveau n’est pas la même que celle que fait l’observateur du cerveau de cette personne. Il s’ensuit de cela que c’est peut-être une erreur de penser que les propriétés de nos expériences de conscience doivent être d’un genre distinct des propriétés physique. L’épistémologie est une chose, l’ontologie en est une autre ! Rien ne nous empêche donc de penser que les propriétés mentales sont des propriétés du cerveau. Une propriété de la conscience est aussi objective que n’importe quelle autre propriété. Ce qui demeure non élucidé ce n’est pas le lieu de la manifestation de cette propriété mentale – nous savons aujourd’hui que les tissus neuraux agencés d’une certaine façon produisent une sensation de douleur – mais la raison pour laquelle cet agencement produit de la douleur plutôt qu’une autre sensation (ou pas de sensation du tout).

Alors qu’est-ce qui distingue vraiment le mental du physique ? Dans quelques billets précédents (ici et ici) j’ai questionné la profondeur ontologique de cette dualité mental/physique, finissant par estimer que le mental et le physique étaient des manières  de concevoir le monde qui se présente à nous et non des familles de propriétés. Cela ne résout pas le problème de la relation entre le corps et l’esprit mais considérer que le mental et le physique ne diffèrent pas fondamentalement est peut-être un point de départ ontologique pour une enquête qui chercherait à s’écarter du « mystère » du mental et de la conscience.

Références

[1] 1978, « Mad Pain and Martian Pain », Readings in Philosophy of Psychology, vol. 1, éd. Block, Cambridge: Harvard University Press, p. 216-222, trad. française D. Boucher, dans Philosophie de l’esprit, psychologie du sens commun et sciences de l’esprit, Textes réunis pas D. Fisette et P. Poirier, Vrin, Paris, p. 189-306, 2002.

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