Le complot des analytiques français selon Juliette Grange (2) – une réponse collective

Première publication, juillet 2014 (révisée août 2015)

Après la réplique de Frédéric Nef à Juliette Grange, qui dresse pour la revue Cités un tableau fantaisiste et inquiétant de la philosophie analytique « à la française », trois philosophes, Pascal Engel, Jérôme Dokic et à nouveau Frédéric Nef, ripostent à l’universitaire de Tours. Le texte, axé sur les implications générales de son accusation, est approuvé par un groupe de signataires qui, notons-le, n’appartiennent pas tous à la tradition analytique.

cité 58

 Les philosophes analytiques français sont-ils des bigots?[1]

 

 

       Madame Juliette Grange n’aurait pas dû lire autant de philosophie analytique française : cela lui aurait évité l’indigestion de métaphysique et de religion dont elle s’est crue victime. Tels les malades imaginaires qui se ruent sur internet au moindre symptôme pour y confirmer leur état morbide, il lui suffit de voir les mots « substance », « propriété », « relation », « survenance », « norme », « épistémologie », pour se sentir atteinte de fondamentalite religieuse aiguë et d’une crise de theologitose scholasticoïde qu’elle juge fatale non seulement à son estomac, mais à celui de tous les philosophes des sciences français. Selon elle, la philosophie des sciences française, dans une tradition qui va de d’Alembert à Comte et à Foucault en passant par Bachelard, Koyré et Canguilhem, « est aujourd’hui  à peu près disparue » et a été « remplacée » par une forme de «  philosophie analytique à la française » « se réclamant de la rigueur scientifique », mais qui en fait est un pont avancé du néo-thomisme et du fondamentalisme religieux promu par les think tanks, les tea parties et « une gigantesque opération dont l’origine est outre-Atlantique ».  Quiconque connaît un peu les travaux de philosophie analytique menés en France verra que toutes ces accusations sont fausses et délirantes.

       La poignée de gens qui étudiaient la philosophie analytique en France dans les années 60 et 70 s’entendaient régulièrement dire qu’ils étaient des positivistes et par là même des suppôts du capitalisme et du libéralisme anglo-saxon.  Quand ils s’intéressaient à Wittgenstein et à la philosophie oxfordienne du langage ordinaire, on leur expliquait qu’ils renonçaient aux grands problèmes de la philosophie pour se livrer à des « pattes de mouche linguistiques ». Juliette Grange innove en ceci qu’elle ne trouve quasiment rien à redire au positivisme logique viennois ni à la philosophie du langage ordinaire dont elle loue l’orientation anti-ontologique, mais elle ne renonce pas à voir la main de la Perfide Albion et de l’Oncle Sam derrière les développements « métaphysiques » qu’elle croit décrire. En somme, on pouvait à la rigueur tolérer la philosophie analytique quand elle se confinait dans la sphère étroite de la logique et de la philosophie du langage, mais dès qu’elle étend ses investigations à d’autres secteurs de la philosophie, nous devons ressortir nos vieilles pancartes « U.S go home ».

     Les philosophes des sciences qui, en France, se considèrent comme appartenant à la tradition que prise Madame Grange ne laisseront pas d’être étonnés d’apprendre que « la philosophie des sciences à la française n’a plus de représentants et fort peu de commentateurs » et que « le travail historique et critique sur les sciences a disparu ou presque des institutions de recherche et d’enseignement ».  Ou Madame Grange n’a jamais entendu parler des travaux de Gilles-Gaston Granger, Bertrand Saint Sernin, Anne Fagot-Largeault,  Yves Schwartz, Claude Debru, Jean Gayon, Gérard Jorland, Dominique Lecourt, pour ne  rien dire de ceux de Hourya Sinaceur, Michel Blay, Thierry Martin, Sophie Roux, Denis Forest et de bien d’autres, ou bien elle considère tous ces auteurs comme des philosophes analytiques convertis  à la « métaphysique analytique ». Ils en seront sans doute ravis.  Est-ce parce qu’elle veut noyer le chien analytique en l’accusant de la rage métaphysique qu’elle doit aussi  noyer son chien philosophe des sciences français ?

     De cette métaphysique Madame Grange se fait une représentation fantasmagorique. Notons, tout d’abord, le paradoxe qu’il y a à se réclamer, comme elle le fait, de la tradition positiviste  en prétendant établir un cordon sanitaire contre la métaphysique, tout en faisant la chasse aux énoncés métaphysiques dans les écrits des auteurs analytiques qu’elle cite, ce qui suppose non seulement qu’on ait des critères sûrs pour reconnaître ces énoncés, mais aussi qu’on porte soi-même un minimum de jugements métaphysiques. Depuis quand le fait de dire, avec Strawson, que le sens commun reconnaît l’existence de substances au sens de particuliers dotés de continuité spatio-temporelle est-il une preuve qu’on fait de la métaphysique ? Juliette Grange n’a aucune idée de la distinction entre métaphysique constructive et métaphysique descriptive.  Depuis quand le fait d’employer la notion de survenance, qui est une notion logique désignant une dépendance asymétrique, nous engage-t-il dans les tréfonds du non-sens ontologique ?  Depuis quand le fait de discuter la conception frégéenne de la logique comme « science de vérités » (qui n’est guère différente de celle que défendaient Bolzano et Husserl) implique-t-il que l’on souscrive à cette conception (ce qui n’était pas le cas chez l’auteur du livre La norme du vrai) et surtout qu’il s’agisse d’une conception néo-thomiste, comme elle semble le croire (il s’agit en fait d’une conception platonicienne, fort peu aristotélicienne) ? On multiplierait les exemples qui montrent que Madame Grange ne comprend pas un traître mot au peu de philosophie analytique qu’elle a lu. Mais on suppose que ce n’est pas l’important pour elle. Des méthodes accusatoires de jadis, elle garde au moins celle de la « lecture symptomale », qui consiste à se moquer complètement de ce que disent les auteurs qu’elle cite pour chercher plutôt « d’où ils parlent », comme on disait jadis[2]. Elle nous avoue d’ailleurs ne pas se soucier du vocabulaire technique dont se parent les écrits des philosophes analytiques, qui ne sont pour elle que des écrans de fumée destinés à tromper le chaland. En réalité, selon elle, tous les philosophes analytiques français qui utilisent des notions métaphysiques ou qui se donnent explicitement pour but de proposer des théories métaphysiques sont des néo-thomistes déguisés, qui ont pour but de réintroduire les doctrines du Docteur Angélique ou de prôner des thèses religieuses fondamentalistes directement inspirées de celles des organisations américaines, ou les deux. Le plus étonnant vient quand on apprend que Jacques Bouveresse, qui ne s’est pas manifesté par un souci particulier de défendre la métaphysique et qui a même le plus souvent adopté des positions neutralistes et déflationnistes proches de celles de Wittgenstein et de Carnap, se trouve « embrigadé dans le combat philosophie analytique versus philosophie continentale sans en percevoir les enjeux réels » et à l’insu de son plein gré. On ignorait que l’auteur du Mythe de l’intériorité fît de la métaphysique sans le savoir, et que le philosophe de Peut-on ne pas croire ? et de Que peut-on faire de la religion ? fût un poisson pilote du réarmement moral et religieux. Certains de ceux que visent Juliette Grange sont flattés d’être tenus pour des « porte -drapeau » (de quel régiment ?) de la philosophie analytique « à la française », mais ils n’ont jamais utilisé cette expression et ont toujours cherché à fuir l’esprit de clocher, et surtout ils sont loin d’être les seuls, ou les premiers,  à avoir défendu ce genre de philosophie[3].  Juliette Grange semble encore moins avoir jamais entendu parler de François Récanati, Joëlle Proust ou Pierre Jacob par exemple. Mais sans doute leurs travaux, qui sont ceux de philosophes naturalistes, sont-ils difficiles à enrôler sous la bannière fondamentaliste dont Madame Grange prétend qu’elle regroupe tous les analytiques à béret et baguette de pain. Il est encore plus étonnant d’entendre dire que tous les philosophes des sciences sont devenus des analytiques, et que ceux qui se réclament de la philosophie analytique sont des philosophes des sciences. Ceux qui font de la philosophie de l’esprit ou de la philosophie morale sont-il ipso facto des philosophes des sciences ? Ruwen Ogien sera stupéfait d’apprendre qu’il fait de la métaphysique analytique et encore plus de se voir traiter de « réaliste moral »[4].  Le critère de Madame Grange semble être que si l’on est un réaliste, dans un domaine ou un autre, alors on est un thomiste, et par conséquent un thuriféraire de la religion. Ainsi voit-elle dans les travaux d’ontologie sociale la marque sûre de « l’inscription de la loi religieuse dans le monde juridique ».  On jugera de la finesse de l’ontologie sociale de Madame Grange elle-même quand elle désigne comme relevant du même objet social philosophes analytiques, prêcheurs protestants, prêtres catholiques et lobbys industriels. Son autre critère semble être que si l’on se revendique philosophe analytique contre les « continentaux » alors on est un fondamentaliste[5]. Ces accusations conspirationnistes seraient simplement risibles si elles ne s’assortissaient pas d’une dénonciation du département de philosophie de Genève comme allié de la Faculté de théologie et d’une attaque contre un jeune chercheur[6].

     Mais trêve de considérations sociologiques. La seule question importante est celle de savoir en quoi le fait de soutenir des thèses métaphysiques doit conduire, comme le soutient Madame Grange, à des positions thomistes et théistes en général et à « œuvrer à effacer la distinction entre science et religion, entre droit public et morale religieuse ».  Madame Grange, qui se réclame de la tradition française et ne parvient pas à voir dans la philosophie analytique une « tradition », devrait savoir que le fait de défendre l’instrumentalisme en philosophie des sciences, en refusant la thèse réaliste selon laquelle les sciences décrivent la réalité, n’entraîne en rien que l’on ne défende pas un réalisme théiste, comme en témoignent les cas de Duhem et de Van Fraassen. Un philosophe comme Michael Dummett, qui refusait la métaphysique et entendait faire de l’opposition entre réalisme et antiréalisme un problème sémantique n’en fut pas moins un fervent catholique. Inversement, un grand nombre de métaphysiciens analytiques, comme David Armstrong ou David Lewis, sont des matérialistes résolus, eux-mêmes athées et auteurs de systèmes métaphysiques parfaitement dépourvus d’engagement religieux ou théologique. D’autres, comme David Chalmers, sont dualistes, sans être pour autant des tenants de l’immortalité de l’âme !  D’autres encore, comme Kevin Mulligan (ravi de se retrouver philosophe analytique « à la française ») – sont des réalistes dans la tradition austro-cambridgienne, et athées de système. Et tout un courant de métaphysique contemporaine se réclame d’une métaphysique scientifique, ce qui serait sans doute aux yeux de Madame Grange un oxymore. Il n’y a aucun lien d’implication nécessaire entre le fait de faire de la métaphysique (ou de refuser d’en faire) et des positions religieuses. Notons d’ailleurs qu’il en va de même quand on travaille au sein du courant phénoménologique. Si Dominique Janicaud a pu dénoncer jadis le tournant « théologique » de la phénoménologie française, on peut dire que, même s’il se porte très bien – ce qui a l’air d’inquiéter bien moins Juliette Grange que la contrepartie analytique du phénomène – il n’y a aucun lien d’implication nécessaire entre le fait de se tenir comme un disciple de Husserl et le fait d’être un théologien[7].

     La même chose vaut dans le domaine de l’épistémologie. Madame Grange s’est avisée de l’existence d’une « épistémologie » analytique. Elle a l’impression que ce terme kidnappe un label qui fut en France celui de l’épistémologie historique, dont les grands noms sont Bachelard, Koyré et Canguilhem. Ce qu’elle oublie est que le terme « épistémologie », entendu comme théorie générale de la connaissance, était en usage en France à l’époque d’Emile Meyerson, et ne désignait pas alors une philosophie des sciences essentiellement historique. Mais surtout, il n’y a pas plus de lien entre l’épistémologie au sens de la théorie de la connaissance, telle que la pratiquent la plupart des philosophes anglophones analytiques, et des engagements religieux. Des auteurs comme Chisholm, Lehrer, Sosa, Goldman ou Williamson n’ont pas d’engagements religieux. D’autres, il est vrai, comme « Edwin » (sic) Plantinga, Peter Van Inwagen, Richard Swinburne, Nicolas Wolterstorff ou Jonathan Kvanvig, ont de tels engagements, et leur épistémologie est explicitement théiste. Mais en quoi cela implique-il que tous ceux qui font de la théorie de la connaissance le soient et deviennent immédiatement complices d’une entreprise de désécularisation s’ils croisent le fer avec eux? L’un de ceux que Madame Grange représente comme exposant des oppositions « ressemblant à s’y méprendre » aux « bipolarités grossières… des fondamentalistes » a écrit un article contre le créationnisme, pris position publiquement  contre la Fondation Templeton qui essaie de s’imposer de plus en plus dans la recherche publique au sein du monde anglophone , et professé explicitement son athéisme dans un article de la revue de l’Union rationaliste, qui, c’est bien connu, est le principal vecteur des fondamentalistes religieux[8].  Il est encore plus étonnant de lire sous la plume de Madame Grange que les épistémologues analytiques, « penseurs les plus sérieux dans les institutions les plus en vue en France (Collège de France, EHESS, ENS et Sorbonne) » « travaillent à une production théorique d’envergure qui prouve accessoirement labsence de différence entre science et croyance » [9].  Il nous semblait plutôt que ce genre de position était celle des sciences studies relativistes et constructivistes, qui, c’est bien connu, n’ont aucune influence en France et pour lesquels Madame Grange semble avoir quelque sympathie. Mais peut-être que, comme à l’époque des procès staliniens, le fait de nier les accusations portées sur vous par les commissaires politiques est-il une preuve flagrante de votre culpabilité ?

      Madame Grange a apparemment raison sur un point seulement. Plusieurs philosophes analytiques français, comme Roger Pouivet ou Cyrille Michon, ont des engagements religieux, et défendent dans leurs écrits le théisme, le thomisme analytique ou des versions de l’épistémologie réformée.  C’est en fait parfaitement leur droit, comme c’est le droit de leurs collègues qui refusent ces engagements de les critiquer et d’échanger avec eux des arguments. Ce que ne comprend manifestement pas notre procureur est le fait que le type de philosophie qu’elle appelle « analytique » ne se signale pas en premier lieu par l’adhésion à des thèses particulières – et encore moins de nos jours où elle a éclaté en sous écoles plurielles et souvent antagonistes – mais par un fonds commun de problèmes et des méthodes d’argumentation et de discussion qui manifestement lui paraissent étrangères au génie français en matière de rationalisme[10]. Il y a en effet des théologiens parmi les épistémologues et les métaphysiciens analytiques. Mais dans la mesure où ils traitent de sujets qui ne sont pas théologiques  ou qui peuvent être traités indépendamment de thèses théologiques– comme la plupart des questions de philosophie du langage, de logique, ou d’épistémologie – leurs collègues non religieux n’ont aucune difficulté à discuter avec eux. On ne voit pas non plus pourquoi ils devraient s’interdire d’aborder des sujets relevant traditionnellement de la théologie. On peut parier qu’un philosophe  parfaitement laïc comme Claude Panaccio, quand il écrit sur le discours intérieur  et le langage des anges au Moyen Age, serait tenu par Madame Grange comme un tenant de la théologie. [11] On peut écrire sur la simplicité divine, la science moyenne, l’argument ontologique, les miracles ou la théodicée sans être ipso facto un théologien[12].

      Au demeurant, que les épistémologues athées puissent parfaitement dialoguer avec des philosophes chrétiens n’est pas une nouveauté.  Sans que cela ne les ai jamais contraints à souscrire à la thèse qui était celle de Maurice Blondel, d’Etienne Gilson et de Jacques Maritain, selon laquelle il y aurait une « philosophie chrétienne ». Pour eux comme pour Emile Bréhier jadis, il n’y a pas de philosophie chrétienne, et la seule autorité est celle de la raison. Si un philosophe analytique chrétien venait leur expliquer que la foi peut et doit limiter les pouvoirs et la légitimité de la raison, alors ils fausseraient compagnie à ce philosophe.  Les philosophes (analytiques ou non) athées n’ont rien à ajouter à ce que disait Bréhier en 1931 :

Il fallait inévitablement choisir entre ces deux partis : ou bien soumettre la raison à la foi, au point que tout groupement systématique et raisonné de notions devienne complètement inutile, puisque le fait d’entrer en un système, d’être déduit n’est pas du tout une justification de la vérité d’une affirmation ni même une présomption en sa faveur, – ou bien admettre l’initiative de la raison, et la possibilité d’être à elle-même son propre juge. Mais le thomisme n’a voulu prendre ni l’un ni l’autre parti, et il reste toujours hésitant et timide entre les deux. Il se prétend à juste titre rationaliste et intellectualiste, et il y a en lui un esprit positif et réaliste, un désir de traiter les problèmes philosophiques sans faire intervenir, comme les augustiniens, quelque illumination transcendante qui nous mettrait directement en contact avec Dieu ; mais, d’autre part, une complète insécurité en ce qui concerne les résultats de -cette recherche, et l’impossibilité quasi absolue de fonder une philosophie systématique et cohérente  (Emile Bréhier, « La philosophie chrétienne »,  Revue de métaphysique et de morale,1931, p.150)

Mais Bréhier, plus lucide sur la tradition française issue du positivisme comtien que Madame Grange, ajoutait

L’issue véritable du traditionalisme, c’est le positivisme d’Auguste Comte qui rétablit toutes les valeurs sociales du catholicisme (en entendant par valeur sociale le pouvoir d’unification) sans rien garder du dogme lui-même ; le dix-huitième siècle, en ruinant le christianisme au point de vue intellectuel, a ruiné sa puissance sociale ; il s’agit, pour Comte, de rétablir une puissance sociale aussi forte sur une base intellectuelle inébranlable ( ibid, p. 158)

Madame Grange, si elle entend suivre Comte, ne devrait-elle pas, comme ce dernier le fit jadis, aller proposer au Général des Jésuites son offre de collaboration, plutôt que de manger de la soutane ?  En réalité s’expriment ici deux conceptions antagonistes de la raison. Pour la tradition comtienne, la raison s’incarne dans l’histoire et dans le monde social, et il y a un progrès de la raison, qui peut soit devenir libératrice, soit devenir despotique, comme le dit fort bien, pour une fois, Madame Grange citant Foucault. Pour la tradition issue des Lumières, celle qui en France va de Voltaire à Benda, en passant par Renouvier et Couturat, au contraire la raison ne s’incarne pas dans le social et n’a pas de progrès, car elle consiste en des principes absolus et universels. Assurément, c’est là, et non dans quelque cinquième colonne yankee fantasmée, à contrer par une poussée de nationalisme positiviste, que cette opposition, bien réelle celle-là, entre deux visions du rationalisme se joue.

                                           Jérôme Dokic, Pascal Engel et Fréderic Nef (EHESS)

 

Ce texte a été signé par :

Jacques Bouveresse, Collège de France

François Clementz, Université d’Aix-Marseille

Alain de Libéra, Collège de France

Vincent Descombes, EHESS

Felipe Drapeau Contim, Université de Rennes I

Jean Gayon, Université Paris I

Max Kistler, Université Paris I

Pascal Ludwig, Université Paris IV

Jean Maurice Monnoyer, Université d’Aix-Marseille

Kevin Mulligan, Université de Genève

Ruwen Ogien, CNRS

Elisabeth Pacherie, CNRS

Joëlle Proust, CNRS

Christine Tappolet, Université de Montréal, SOPHA

Claudine Tiercelin, Collège de France

Marcel Weber, Université de Genève

Francis Wolff, ENS Ulm

[1] Ce texte a été soumis à la revue Cités en réponse à Juliette Grange « De la philosophie française des sciences à la philosophie analytique « à la française », Cités, n°58, 2014, pp.13-37. Il a été refusé par la revue.

[2] Il est vrai qu’il y a lecture symptomale et lecture symptomale. M. Audi, quant à lui, voit dans le « néo-réalisme » qui selon lui aurait « pris le pouvoir dans les institutions universitaires » la preuve de l’emprise du « puritanisme d’origine protestante » (Cités, 56, 2013, p. 134). Ce puritanisme serait ancré même dans la philosophie de l’esprit qui ignore « le corps charnel ». L’éthique protestante est très forte : après avoir produit le capitalisme, elle engendre le néo-thomisme analytique. Mais pas, bien entendu, la phénoménologie catholique de la chair.

[3] Puisque Juliette Grange cite l’article de Bouveresse «  Une différence sans destruction(sic !) » comme typique du rejet militant de la French Theory, etc. peut-être vaut-il la peine de citer ce dernier dans le même article : « Je ne sais pas s’il vaut la peine de commenter ici les déclarations, malheureusement très fréquentes, dans lesquelles la philosophie analytique est présentée comme fondamentalement incompatible avec le « style » ou avec le « tempérament » philosophiques français, ce qui constituerait la raison essentielle et ultime pour laquelle elle a rencontré jusqu’ici aussi peu de succès chez nous. Lorsque ce genre d’explication et même d’argument est avancé, comme c’est hélas souvent le cas, par des gens qui sont eux-mêmes en principe des philosophes, je dois avouer qu’il me laisse absolument pantois et dans l’incapacité d’imaginer une réponse quelconque. Je l’ai toujours considéré comme étant, dans le pire des cas, inintelligible (depuis quand un obstacle, réel ou supposé, qui est de nature linguistique, psychologique, sociologique ou culturelle peut-il constituer une raison justificative et, qui plus est, philosophique, et non pas simplement une cause regrettable, de l’ignorance ?) et, dans le meilleur, à coup sûr indigne d’un philosophe. »

[4] Il est vrai que quand on affirme que pour G.E.Moore le bien « n’est pas indéfinissable » on peut dire à peu près n’importe quoi.

[5]   Madame Grange voit la preuve du fondamentalisme de Pascal Engel dans le caractère soi-disant « violent » des discussions qu’il met en scène dans La dispute (Minuit 1997). La plupart de ses lecteurs – sauf elle apparemment- ont vu que ce dialogue était ironique, et que les personnages représentaient précisément des caricatures d’un débat que l’on croyait dans une large mesure dépassé aujourd’hui mais que Madame Grange et Cités semblent croire encore vivant.

[6]  Madame Grange soutient que « Pascal Engel, etc. » (sic) collabore avec Jean-Claude Pont, critique des expertises du GIEC (lequel serait ravi d’apprendre qu’il est un philosophe analytique des sciences), et que le département de philosophie de l’université Genève est un relais de la théologie fondamentaliste. Pourquoi ne soutient-elle pas que les perches du Léman sont calvinistes ? Il est vrai en revanche que Pascal Engel a participé à un colloque à Genève organisé par la Faculté de théologie sur les « renouveaux analytiques de la philosophie de la religion ». Si Juliette Grange avait lu son article (« Le droit de ne pas croire », ThéoRèmes 2, 2012) elle y aurait vu qu’il défend la thèse opposée à celle de Plantinga. L’ignorance ne peut tout expliquer. Quant à l’assimilation du projet de recherche de Yann Schmitt à une « croisade apologétique » parce qu’il porte sur les miracles, il laisse pantois, et on en mesurera l’élégance.

[7]  Les articles réunis dans Cités 56 et 58 font la part belle à la phénoménologie pratiquée par des auteurs catholiques. On peut aussi se demander pourquoi, si la philosophie analytique est vraiment devenue si importante, les directeurs de Cités n’ont pas jugé bon d’inclure plus de notices sur la philosophe analytique, hormis celle de Vincent Descombes et celle de Jacques Bouveresse, que Madame Grange tient pour une dupe.

[8] Cf. Pascal Engel « Une théorie subversive de la croyance », Cahiers rationalistes, sept 2011, N° 614, et « Ni intégrisme ni scientisme ! », in La Bible contre Darwin, Le Nouvel Observateur, Hors-série n°61, décembre 2005 – janvier 2006. Voir aussi Epistémologie pour une marquise, Ithaque 2011, p. 146 sq.

[9] Il semble de J. Grange tire ses informations sur l’épistémologie réformée essentiellement d’un ouvrage de Joan Stavo-Debauge, Le loup dans la bergerie, Labor et fides , 2012, par ailleurs pertinent sur les attendus politiques et religieux des courants fondamentalistes, mais qui ne manifeste malheureusement qu’une connaissance de seconde main de l’épistémologie réformée comme théorie philosophique. Il aura suffi à Madame Grange d’ôter l’adjectif « réformée », pour pouvoir proclamer que l’épistémologie tout entière est une discipline à visée religieuse. Madame Grange se moque des philosophes qui citent « ad nauseam » le même passage du Théétète, mais peut-être aurait-elle besoin de le relire elle aussi.

[10] Dans l’argument, beaucoup de philosophes français voient essentiellement, à l’instar de Descartes, l’éristique et la scolastique, et croient qu’il suffit d’avoir les idées claires. Il ne leur semble pas que le principal travail de l’argument soit de donner des raisons, si possibles concluantes, ce qui suppose une conception objective de ce qu’est une raison. Mais la raison consiste-t-elle pour eux en des principes objectifs ? C’est loin d’être sûr.

[11]  Cf Panaccio, Le discours intérieur, Paris, Seuil, 1999.

[12] Cf par exemple David Lewis dans un manifeste athéiste: “Divine Evil” in Louise Anthony (ed.), Philosophers Without Gods, Oxford: Oxford University Press, pp. 231–242.

Lien Permanent pour cet article : https://www.francoisloth.com/le-complot-des-analytiques-francais-selon-juliette-grange-2-une-reponse-collective/

Laisser un commentaire

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.