Des niveaux et des ordres dans la relation entre les propriétés

Première publication, avril 2009 (révisée août 2015)

Lorsque la propriété mentale est interprétée comme propriété fonctionnelle – c’est-à-dire que sa spécification repose sur son rôle fonctionnel – elle entretient une relation de réalisation avec une relation physique. Eprouver une douleur à un instant précis ou croire que le nuage au-dessus du jardin est annonciateur de l’averse sont des propriétés mentales qui peuvent être spécifiées par leur rôle causal que réalise certaines propriétés physiques (du cerveau probablement). Une séparation métaphysique entre le rôle fonctionnel et la propriété physique réalisant ce rôle est ici nettement affirmée. Le fonctionnalisme est, en effet, une théorie métaphysique de l’esprit dans la mesure où cette théorie produit des affirmations au sujet de la nature des esprits. Selon cette théorie, les états mentaux sont des états fonctionnels. Ces états sont définis en termes de relations entre les entrées (stimuli), d’autres états fonctionnels et des sorties (comportement). Autrement dit, réaliser un état ou une propriété c’est avoir une fonction. Ainsi, parce que pour les fonctionnalistes, l’essence de l’état mental est liée à certains rôles causaux plutôt qu’aux détails de leurs réalisations, un lien de réalisation existe entre ces deux types de propriétés.

On pourrait être tenté de distinguer dans cette séparation, produite par cette réalisation, un certain ordonnancement hiérarchique entre niveaux ontologiques. La propriété fonctionnelle serait d’un niveau supérieur à la propriété réalisatrice. Ce serait seulement « relativement à un niveau spécifié de nature que quelque chose serait un rôle, par opposition à un occupant, ou un état fonctionnel par rapport à un réalisateur » écrit W. Lycan.[1]

Si la conscience et l’intentionnalité peuvent être considérées comme des propriétés que seuls possèdent certains organismes biologiques et dont sont dépourvues certaines entités d’un niveau ontologique inférieur, cette hiérarchie micro-macro est-elle parallèle à la spécification fonctionnelle ?

Kim se propose de clarifier les notions d’ordres et de niveaux entre les propriétés, en rompant justement avec le mouvement micro-macro qui, lui, engendre des ordres ontologiques et la réalisation, qui est seulement une relation entre des propriétés de premier et de second ordre. Il écrit :

Les propriétés de second ordre et leurs réalisateurs de premier ordre sont, les unes comme les autres, des propriétés des mêmes entités et systèmes. La pilule que vous ingérez possède à la fois la dormitivité et la propriété chimique qui réalise la dormitivité ; vous éprouvez une douleur et vos fibres-C sont activées. Il est évident qu’une propriété de second ordre et ses réalisateurs sont au même niveau dans la hiérarchie micro-macro ; ils sont des propriétés des mêmes objets exactement.[2]

Cette différenciation se justifie par la distinction entre un ordre physique (le réalisateur) et un ordre fonctionnel qui se réalisent à l’intérieur du même individu et, par conséquent, n’est pas parallèle à la hiérarchie de niveaux ontologiques. Pour Kim, la réalisation ne peut donc se produire que dans un seul objet. C’est aussi le point de vue défendu par S. Shoemaker[3] pour qui une propriété X en réalise une autre Y seulement si les pouvoirs conditionnels conférés par Y sont un sous-ensemble des pouvoirs conditionnels conférés par X. Ainsi, suivant Kim, on peut dire que la propriété d’éprouver une douleur est réalisée par un état physique d’un genre P, c’est-à-dire qu’une chose qui instancie la douleur instancie également une propriété physique P. Les pouvoirs causaux individuant la propriété réalisée sont alors instanciés dans le même individu au même niveau ontologique.

La clarification opérée par Kim et Shoemaker permet de fixer le problème de la réalisation physique au même niveau ontologique et nous libère ainsi d’une sorte d’infiltration des pouvoirs causaux qui pourraient se perdre, de niveaux en niveaux, à l’infini. La distinction déterminante entre les types de propriétés, le type physique réalisateur d’un côté et le type fonctionnel, de l’autre, est à la source de cette clarification. En effet, une même entité peut être l’instance d’un genre fonctionnel que l’on peut qualifier de non physique lorsque la propriété se focalise sur ce qu’elle peut faire, plutôt que sur ce qui la constitue. Reste que pour expliquer la relation de réalisation il nous faut à la fois parler des propriétés physiques (neurologiques) et des propriétés comme éprouver une douleur à un instant précis ou croire que le nuage au-dessus du jardin est annonciateur de l’averse. Certes, la clarification entre les ordres et les niveaux délimite l’espace ontologique mais s’appuie sur une relation métaphysique qui reste obscure : la réalisation comme relation entre des propriétés.

Références

[1] 1987, Consciousness, Cambridge, MIT Press.

[2] 1998, Mind in a Physical World, Cambridge, Mass: MIT Press, trad. française F. Athané et E. Guinet, L’esprit dans un monde physique : essai sur le problème corps-esprit et la causalité mentale, Paris, Sylepse, 2006, 122-128. (Nouvelle publication chez Ithaque, 2014)

[3] 2001, « Realization and Mental Causation », reprinted in Identity cause and Mind, 2003, Cambridge: Cambridge University Press, p. 78.

 

 

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