Elisabeth de Bohème, princesse physicaliste

Première publication, mai 2007 (révisée août 2015)

Le physicalisme – terme apparaissant au 20ème siècle – est un véritable mur contre lequel notre conviction d’agent, que nos états mentaux causent nos comportements, vient se heurter. Lorsque la princesse Elisabeth de Bohème questionne Descartes sur sa solution ontologique, le dualisme des substances, elle se heurte, elle aussi, au mur physicaliste.

Elisabeth de Bohème

Le 16 mai 1643, elle écrit à Descartes :

[…] Comment l’âme de l’homme peut déterminer les esprits du corps, pour faire les actions volontaires (n’étant qu’une substance pensante). Car il semble que toute détermination du mouvement se fait par la pulsion de la chose mue, à manière dont elle est poussée par celle qui la meut, ou bien de la qualification et figure de la superficie de cette dernière. L’attouchement est requis aux deux premières conditions, et l’extension à la troisième. Vous excluez entièrement celle-ci de la notion que vous avez de l’âme, et celui-là me paraît incompatible avec une chose immatérielle[1].

Ce que demande la princesse Elisabeth à Descartes est une clarification de son ontologie dualiste. Elle se demande comment comprendre le dualisme des substances alors que nous appréhendons la relation causale uniquement sous l’angle du domaine physique. En effet, la substance non étendue, dont l’attribut essentiel est la pensée, n’existe pas dans l’espace, n’a pas de composition chimique, n’est pas chargée électriquement, n’est sujet d’aucune force de gravité ou de magnétisme. Comment l’esprit pourrait-il, alors, sans aucune propriété physique, être la cause d’un déplacement physique ? Comment un événement dans un esprit immatériel pourrait-il affecter un événement matériel ? La distance métaphysique, instaurée par la thèse dualiste, entre l’esprit et le physique, semble exclure tout contact entre les deux substances. Descartes répond que l’interaction causale entre le corps et l’esprit doit être prise comme primitive et qu’il serait faux d’entendre la relation de causalité entre le mental et le physique sur le modèle de la causalité physique. Il écrit, après avoir insisté sur la distinction ontologique des trois notions en jeu – le corps, l’esprit et leur union :

[…] lorsque nous voulons expliquer quelque difficulté par le moyen d’une notion qui ne lui appartient pas, nous ne pouvons manquer de nous méprendre ; comme aussi lorsque nous voulons expliquer une de ces notions par une autre ; car, étant primitives, chacune d’elles ne peut être entendue que par elle-même. Et d’autant que l’usage des sens nous a rendu les notions de l’extension, des figures et des mouvements, beaucoup plus familières que les autres, la principale cause de nos erreurs en ce que nous voulons ordinairement nous servir de ces notions pour expliquer les choses à qui elles n’appartiennent pas…[2]

Néanmoins, la princesse Elisabeth ne se résout pas à abandonner la position « physicaliste », et répond qu’il lui « serait plus facile de concéder la matière et l’extension à l’âme, que la capacité de mouvoir un corps et d’en être mû, à un être immatériel.[3] » Ainsi, à la stratégie de Descartes répondant à l’intuition « physicaliste » par l’existence d’une sorte de relation causale sui generis entre l’âme et le corps, et qui plus est sans aucune ressemblance avec ce que nous rencontrons dans le monde physique, la princesse réitère toute la difficulté qu’elle a de comprendre la notion de substance pensante. Cependant, en se demandant comment deux substances appartenant à deux catégories ontologiques différentes pourraient entrer en relation causale, la princesse Elisabeth questionne la relation causale elle-même. La recherche d’une affinité mutuelle, entre la cause et l’effet, n’est-il pas caractéristique d’une certaine exploration de la relation causale qu’en terme contemporain on appelle « production[4] » ? Un tel point de vue, pour le dire rapidement, considère que l’effet a été produit par une cause et que cette production peut être le processus d’une transmission[5] ou encore le transfert d’une quantité conservée[6].

Le problème que pose la princesse Elisabeth est donc celui du mental situé en dehors du domaine physique et du conflit que soulève notre compréhension intuitive de la causalité, à savoir qu’un effet est produit par une cause. Pour résoudre ce problème, devons-nous, à l’instar de Descartes, considérer que la cause mentale n’est pas une cause tout à fait comme les autres, échappant aux présupposés de notre métaphysique causale comme la relation spatiale ? Peut-on, cependant, pour rendre compte de la causalité mentale, raisonnablement abandonner une structure causale essentielle du domaine physique comme la spatialité ? La réponse négative à cette question, est clairement explicitée par J. Kim :

[…] La possibilité de causalité entre différents objets dépend du système coordonné comme espace partagé dans lequel ces objets sont situés, un schéma qui individualise les objets par leurs « emplacements » dans ce schéma. Existe-t-il de tels schémas autres que l’espace physique ? Je ne crois pas que nous en en connaissions d’autre[7].

références

[1] Correspondance avec Elisabeth et autres lettres, J.M et M. Beyssade, Paris, Flammarion, 1989.

[2] Descartes à Elisabeth, le 21 mai 1643.

[3] Ibid., Elisabeth à Descartes, le 20 juin 1643.

[4] Cf. N. Hall, 2004, « Two concepts of  Causation », in Causation and Conterfactuals, London,  The MIT Press, 225-276.

[5] W. Salmon, 1984, Scientific Explanation and the Causal Structure of the World, Princeton: Princeton University Press.

[6] M. Kistler, 1999, Causalité et lois de nature, Vrin ; P. Dowe, 2000, Physical Causation, New York: Cambridge University Press.

[7] 2005, Physicalism or Something near enough, Princeton, Princeton University Press, p. 91.

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