Markus Gabriel ou le constructionnisme sans monde : l’analyse de Frédéric Nef

Première publication, janvier 2015

Le « nouveau » réalisme 4

L’emballement de la sphère médiatique culturelle pour le livre de Markus Gabriel passé, que reste-t-il du soi-disant « dépoussiérage » de la philosophie orchestré par le « jeune prodige allemand » ? Après avoir consacré deux articles au réalisme vague de l’objet que Gabriel combine au nihilisme du monde, c’est Frédéric Nef qui, ici, mesure la profondeur métaphysique de la thèse du philosophe de Bonn. La tentative de construire une ontologie négative qui serait un réalisme nouveau est-il autre chose qu’un nouveau constructionnisme ?

Gabriel et son livre

 

Plusieurs mondes, un monde ou pas de mondes ?

Dans la philosophie contemporaine le concept de monde est devenu problématique. A l’unicité d’un monde actuel a succédé la multiplicité des mondes possibles (ou même actuels), que ce soit du côté de la théorie physique (multivers) ou logique des mondes possibles (sémantique de la logique modale), ou de la théorie esthétique, les perspectives esthétiques engendrant d’après Goodman des ‘manières de faire des mondes’. On ne peut évidemment mettre  sur le même pied les mondes possibles de la logique modale, les univers multiples de la cosmologie et les versions de mondes correspondant à des points de vue ou des perspectives, cela pour la raison très simple que certains existent (les univers multiples), d’autres n’existent pas (les versions de mondes) et enfin certains sont censés soit exister, soit ne pas exister (les mondes possibles). Enfin récemment Philippe Descola[1] a fait éclater l’ontologie en quatre, les mondes, concept fondamental de cette ‘ontologie’ correspondant à des modes de symbolisation : l’anthropologue est en présence d’ontologies totémique, animiste, analogiste, naturaliste. En fait à chacune des ontologies correspond un monde : par exemple le monde de l’animiste ne serait pas le monde du naturaliste[2] – à chaque monde correspond un mode de composition. Pour Levi Strauss le totémisme par exemple avait son mode de symbolisation et sa logique[3], Descola fait un pas de plus vers une anthropologie ontologique et au totémisme correspond un monde.

 *

A cette multiplicité chatoyante des mondes, un Minou Drouet[4] de la métaphysique, qui a été nommé professeur à l’université de Bonn, à l’âge de 29 ans, exploit qui fait les choux gras de la presse [5], vient d’opposer une affirmation tonitruante : il n’y aurait en fait tout simplement pas de monde – ni physique, ni modal, ni esthétique, ni culturel. Cette thèse sensationnelle, dépliée dans le livre de Markus Gabriel, Pourquoi le monde n’existe pas est censée de plus rompre avec la construction ou la composition des mondes et faire retour à un nouveau réalisme défini simplement ainsi : « nous sommes susceptibles de connaître des choses et des faits en soi et … faits et choses en soi n’appartiennent qu’à un seul domaine d’objets ». On peut remarquer que ce réalisme contrairement à l’acception traditionnelle du réalisme – mais n’était-ce pas celle là que Gabriel voulait retrouver en deçà ou au-delà du constructionnisme et du post-modernisme ? – est un réalisme purement de la connaissance, ou épistémique, certainement pas ontologique.  Il déclare que l’on peut connaître les choses en soi, non qu’il y a des choses en soi. Il ne tire pas la conséquence de ‘nous connaissons X’ à ‘X existe’. On peut remarquer de plus que Gabriel va au-delà de Kant : selon Gabriel être réaliste c’est affirmer que l’on connaît les choses en soi. Kant, lui, distinguait soigneusement penser et connaître : on pense les choses en soi[6] sans les connaître. C’est ce que l’on peut appeler un réalisme critique, c’est à dire intermédiaire entre le réalisme transcendantal et l’idéalisme transcendantal, la critique reposant sur la limitation qui fait qu’il y a des choses que l’on peut penser sans les connaître (un autre exemple, pas du tout kantien, serait l’essence divine : tout à fait pensable, mais inaccessible à la connaissance). La raison pour laquelle Gabriel se fait fort de connaître les choses en soi, c’est-à-dire la réalité métaphysique ultime, c’est que le monde n’existe pas (alors que, selon lui, pour le constructivisme le monde est une construction). Cette connexion entre la connaissance des choses en soi (qui en elle même ne veut pas dire grand chose) et la non existence du monde est mystérieuse et nous devrons l’expliquer. Il est d’autant plus étonnant que Gabriel revendique la connaissance de la chose en soi, que Hegel, l’un des philosophes fétiches (« le plus génial métaphysicien de tous les temps », p. 115) s’est montré pour le moins réservé sur l’intérêt de cette connaissance :

« La raison humaine n’a rien à chercher dans la chose en soi, c’est le non-vrai, non le vrai comme on le prétend. C’est le premier niveau dans la critique kantienne, dans lequel tout est présenté comme quelque chose de subjectif, par delà il y a un en soi, un au-delà, un vide. Il se révélera à quel point la connaissance empirique n’est pas vraie, non parce qu’elle est subjective, mais pour tout autre raison, parce que les catégories ne sont que celles de la finité. «  (Hegel, Logique de 1831, § 44, p. 58, Vrin 2007, trad. française J.M. Lardic).

Mais il est vrai que Gabriel prétend découvrir chez Hegel une « superpensée » (sic) : la superpensée pense sur le monde comme un tout à propos d’elle-même et cette superpensée est fausse parce qu’en fait elle ne peut exister en elle-même. Ceci est passablement obscur et censé montrer la fausseté de l’idéalisme absolu, dont Gabriel est d’ailleurs un spécialiste.

Pour sortir de cette obscurité, il faut s’efforcer de comprendre l’argumentation qui nie l’existence du monde. Pour comprendre le sens de l’affirmation « le monde n’existe pas », il faut commencer par comprendre ce que signifie « exister ». Il y a plusieurs sens de l’existence dans l’ontologie. Pour Meinong par exemple exister c’est occuper un lieu dans l’espace et dans le temps, pour Quine il n’y a pas de distinction entre être et exister, pour Kant (dans une certaine mesure), Russell et Frege l’existence est une propriété de second ordre (et non un   prédicat), pour la plupart des philosophes « l’existence existe » est un axiome. Gabriel définit, lui,  l’existence différemment : « l’existence est l’occurrence grâce à laquelle quelque chose se manifeste dans un champ de sens » (p. 75). Les champs de sens sont des ‘unités ontologiques fondamentales’. L’exemple qui est donné (et qui suscite la perplexité) c’est que pour un rhinocéros qui s’ébat dans une prairie, le champ de sens c’est la prairie, car c’est son existence ! Le champ de sens du joyeux rhinocéros évoque pour nous l’Umwelt de Von Uexküll, illustré par le champ de sens de la tique. Gabriel ne se contente pas des champs de sens, il introduit des domaines d’objets, composés d’objets possédant des propriétés (jusque là c’est très classique). Le premier argument en faveur de l’inexistence du monde est  qu’il n’y a pas d’objet qui possède toutes les propriétés (pourquoi ?) et tous les objets se distingueraient de tous les objets (sens ?). Si je comprends le premier de ces arguments, cela veut dire que le monde étant composé de tous les objets et ceux-ci composés de propriétés, le monde serait composé de toutes les propriétés (ce qui semble déplaire à Gabriel, mais c’est un autre problème). Mais si le monde est effectivement composé de tous les objets et que les objets sont composés de propriétés, cela n’implique pas que toutes les propriétés soient des propriétés du monde. Les objets ont une certaine masse, mais les différentes propriétés particulières de masse (ce qu’on appelle dans la métaphysique savante les tropes) ne sont pas des propriétés du monde. Si les tous les objets étaient bleus, le monde ne serait pas pour autant bleu. Le monde est courbe (puisque l’espace est courbe) et cependant les objets ne sont pas courbes : ils sont produits par la courbure de l’espace (cf. le grand physicien et métaphysicien W.K. Clifford[7]), mais ils ne possèdent pas cette courbure comme une propriété essentielle.

La non existence du monde repose sur un postulat surprenant : la multiplicité infinie des mondes :

« Ma réponse personnelle à la question : « qu’est-ce que l’existence ? » revient à dire que le monde n’existe pas, qu’il n’existe qu’un nombre infini de mondes qui se recouvrent en partie mais qui en partie seulement sont indépendants les uns des autres. » (op.cit. p. 95).

Ce que veut dire Gabriel c’est qu’il n’y a pas de monde, parce qu’il n’y a pas de recouvrement complet des mondes. Mais si les  mondes se recouvrent même partiellement, ce sont des mondes (et pas des saucisses pour utiliser une image dans le ton de ses exemples). Il y a donc une contradiction complète qui évoque les thèses post-modernes sur les multiplicités irréconciliables, les synthèses disjonctives etc. Mais plus étonnant, Gabriel refuse de trancher  sur un point capital, tant d’un point de vue métaphysique, que d’un point de vue physique. Il déclare en effet que les mondes sont indépendants « en partie ».  Il y a au moins deux théories des mondes multiples qui ont été discutées, développées depuis une cinquantaine d’années (H. Everett[8] et les cosmologies multi-univers d’un côté[9], D. Lewis de l’autre) et ces deux théories se prononcent pour l’étanchéité des mondes, ce qu’on appelle ‘la ségrégation causale’ (un événement d’un monde ne peut causer quelque chose  sur un événement d’un autre monde). D’autre part le recouvrement partiel des mondes est étrange s’il s’agit de mondes et non de domaines – des domaines d’objets peuvent évidemment se recouvrir. Donc en affirmant que les mondes se recouvrent en partie[10] d’une part Gabriel ne tranche pas. On ne sait pas ce qu’il entend par monde et il ne fait pas le travail minimal du philosophe qui raisonne comme Kant d’abord sur le temps, l’espace et la causalité. Ses mondes sont des graphiques de points et non des relata de connexions modales ou des régions dans un paysage cosmique (L. Susskind[11]). Finalement ses mondes sont des graphes et son système bizarre de mondes est un graphe (R.R. Dippert[12]). Bref il ne connecte pas, il se contente de recouvrir. Pourquoi pas ? dit le partisan de l’atomisme logique. En fait, il existe une métaphysique où les états de choses ne sont pas connectés et où les mondes ne sont pas connectés non plus. Mais choisir ce cadre métaphysique réclame une définition moins flottante des entités primitives de la métaphysique, comme on peut le voir dans le livre de Theodore Sider, The Book of the World, qui discute dans le détail l’ontologie et la méta-ontologie[13] de Carnap (remarquablement on peut noter que Gabriel se situe à l’écart de la méta-ontologie et ignore complètement Carnap, ce qui le met à l’écart de la métaphysique actuelle, à la fois en retrait et en arrière). Le commentaire de ces quelques lignes du livre de Gabriel montre que son auteur avec beaucoup d’assurance évite à peu près toutes les grandes questions la métaphysique, tout en refusant, peut-être parce que c’est plus commode et plus rapide, de prendre au sérieux la physique moderne. Gabriel réussit le tour de force d’écrire un livre traitant du monde sans une recherche, une élucidation des mondes physiques. Ses développements sur le physicalisme et le naturalisme, ne peuvent remplacer une telle élucidation.

Un défenseur de Gabriel pourrait rétorquer qu’il y a des définitions et des axiomes dans son livre et qu’en particulier la notion de ‘monde’ y est définie. Voici cette définition :

« le monde est le champ de sens de tous les champs de sens, le champ de sens dans lequel apparaissent tous les autres champs de sens. » (op. cit. p. 106).

[…]

Un ‘champ de sens’ est un « lieu où apparaît en fin de compte quelque chose » (op.cit. p. 286). Une ‘apparition’ est une « expression générale qui désigne un « événement », une « occurrence » (op.cit. p. 281).

La définition relationnelle est donc que le monde est le champ de sens de tous les champs de sens, mais cette définition relationnelle repose sur une définition interne d’après laquelle le monde est une totalité. Le monde est le lieu d’apparition de tous les événements[14].

Cette définition est une pseudo-définition. Qu’est-ce qu’un champ de tous les champs ? Il y a là un souvenir semble-t-il de la théorie des ensembles,  mais on se rappelle que cette expression, qui a un sens chez Cantor, engendre un paradoxe, une contradiction, et que en en fait il n’y a pas d’ensemble de tous les ensembles, comme l’ont montré les mathématiciens qu’ils soient logicistes comme Russell, intuitionnistes, comme Brouwer ou formalistes, comme Hilbert. Il est exact que Gabriel rejette l’assimilation des mondes à des ensembles[15], en faveur notamment de la méréologie, ou théorie des touts et des parties, mais il me semble que malgré tout le socle mental de Gabriel est ensembliste. Poser un ensemble de tous les ensembles produit un paradoxe. Probablement Gabriel veut dire qu’il ne peut y avoir de domaine des domaines, puisqu’il n’y a pas de monde, mais en même temps il dit le contraire.

Cette thèse est équivalente à la thèse suivante : « En dehors du monde il n’y a rien » (op.cit. p. 106). Mais si le monde n’existe pas et si en dehors du monde il n’y a rien, alors il n’y a rien du tout.

Gabriel est conscient de la difficulté dans laquelle il se précipite, mais la manière qu’il a de l’expliquer pour la surmonter suscite de nouvelles inquiétudes sur la cohérence du livre.  Il donne en effet l’explication suivante : « il n’y a pas de champ de sens auquel il [le monde] appartient » (op.cit. p. 109). En fait son argument repose sur une comparaison étroite des champs de sens et des champs visuels. On ne peut voir le monde de l’extérieur. On voit que des objets visibles, et pas le champ visuel lui-même. Gabriel compare ces traits des champs visuels (à supposer qu’on les endosse) avec la question quasi antinomique de l’existence du monde : « nous n’avons sous les yeux [je souligne] qu’une copie ou une image du monde » (ibid. p. 109).  Cela signifie que les objets visibles ne sont pas dans le monde, mais sont l’image du monde.

Gabriel rejette l’idée d’image du monde, que ce soit une image scientifique ou une image religieuse. Le rejet de l’image scientifique passe par le rejet de la distinction entre un monde extérieur et un monde intérieur. Je reviendrai sur le rejet de l’image scientifique du monde (et donc en fait sur le rejet du réalisme scientifique, alors que Gabriel prétend rejeter le constructionisme c’est-à-dire le fait que le monde ne soit qu’une construction linguistique ou conceptuelle). Gabriel donne à propos d’une exégèse d’un épisode du Muppett Show sa lecture de la situation de l’homme dans l’espace. Dans cet épisode des cochons errent dans l’espace :

« Les cochons se meuvent dans un champ de sens dans lequel tout est ragoûtant [ ?] leur vaisseau spatial se transforme en un espace [intérieur] dans lequel il n’est plus question que de bouffe[16]. » (op.cit. p. 132)

Ce qui est intéressant c’est que cette image un peu désespérée, est un symbole de la condition humaine dans l’espace telle que la véhiculerait l’image scientifique du monde :

«  La prétendue image scientifique du monde permet effectivement aux hommes d’être comme une famille de cochons dans l’espace sidéral. Elle confond l’existence avec le domaine de ce qui est accessible aux sens  et projette les besoins sensoriels humains dans les lointaines galaxies » (op.cit. p. 132).

Et un peu plus loin :

« Aujourd’hui des scientifiques et des experts nous apprennent … que nous les humains ne sommes au fond que des cochons tournicotant dans l’espace sidéral uniquement intéressés à nous multiplier et à nous gaver »  (op.cit. p. 133).

Cette vision de la science comme quelque chose qui nous réduit aussi dramatiquement à deux orifices, oral et anal,  évoque l’homme sans Dieu de Pascal, la perte du cosmos antique et médiéval. Mais précisément cette vision pascalienne, à la différence de celle de Kepler, fait l’économie du platonisme. L’image du monde avec « des particules divines [ ?] et des bosons de Higgs » est vidée par Gabriel de son platonisme, c’est-à-dire de ce qui fait que la physique est d’une certaine manière une mathématique, avec des structures platoniciennes qui font écho aux structures métaphysiques[17].

Gabriel interprète le ‘point de vue de nulle part’ de Nagel comme le sommet d’une vision du monde désespéré, puisque ce point de vue d’après Gabriel est inaccessible et que par ce point de vue de nulle part « nous n’arrivons pas à masquer nos intérêts personnels ». Ce point de vue de nulle part c’est celui de la science, c’est celui qui ordonne l’image scientifique du monde et le rejet de cette image est aussi le rejet de ce point de vue. Finalement sa critique de la science est dans son fond heideggérienne. Il substitue à cette image du monde l’expérience de l’universitaire écrivant sur un balcon un jour de printemps. Evidemment Gabriel pense sur son balcon à une conversation avec Thomas Nagel à New York : cohabitation tragique chez le philosophe actuel de la nostalgie champêtre et de la vanité professionnelle.

Gabriel ne discute pas le « point de vue de nulle part », là il devrait faire, puisqu’il prétend rétablir les droits du réalisme : dans le réalisme interne de Putnam. Ce dernier discute explicitement le point de vue de nulle part à propos des découpages d’objets. Soit cinq points :

. . . . .

Putnam montre que nous ne pouvons pas choisir entre une manière russellienne de voir les choses, où il y a effectivement cinq objets et un ensemble qui contient les cinq objets, donc six objets et une manière méréologique où il y a les parties suivantes, c’est-à-dire par exemple trois parties de 2 pour avoir le tout de 6 objets. On remarque qu’on n’a donc pas six objets, mais treize :

(.) (.) (.) (.) (.) (.) (..) (..) (..) (…) (…) (….) (…..)

Gabriel va jusqu’à déclarer que les ontologies décrites par Viveiros de Castro, ontologies des Tupis du Brésil, « sont aujourd’hui ontologiquement plus avancées que toute image du monde » (op. cit.p.141). La raison principale de cette supériorité : « elles sont frottées à la question de savoir ce que cela veut dire exactement » (ibid). Donc, si l’on comprend bien, la composante existentielle de l’ontologie animiste (pour reprendre le terme de Ph. Descola) est plus avancée qu’une image du monde quantique ou relativiste. Si on se réfère plutôt à Descola, sa classification des ontologies, laisse une place à l’ontologie naturaliste, de la science moderne précisément. Il n’y a pas une image scientifique et des ontologies, il y a des ontologies, dont l’une est scientifique, naturaliste au sens où pour elle ce qui existe est situé dans l’espace et dans le temps. On ne peut guère poser de relation de supériorité, ni dans un sens ni dans un autre. Deleuze a montré l’importance de l’anthropologie (de Levis Strauss) pour l’ontologie mais sa finesse lui a interdit de poser des relations de supériorité : il recourt tout autant aux mathématiques et à la (bonne) littérature. Quant à la recherche du sens, dans les ontologies amazoniennes de Viveiros de Castro, elle existe dans toute ontologie, autant animiste que naturaliste.

La raison pour laquelle toute image du monde est vouée à l’échec est que le monde n’existe pas. Gabriel déclare qu’ « on ne peut se faire une image de quelque chose qui n’existe pas » (op. cit. p. 146). Cela semble contestable. Que l’on pense aux mondes de Escher où prolifèrent des choses qui n’existent pas. Ou alors (mais on ne peut reprocher à Markus Gabriel de ne pas pouvoir en tenir compte dans son livre car le film de Nolan est postérieur) à la  traversée d’un trou noir par le vaisseau spatial l’Endurance dans Interstellar : exemple d’image prodigieuse de quelque chose qui n’existe pas. Je peux, encore plus simplement, me faire une image d’une montagne dorée, pour reprendre un exemple de Meinong (mais probablement pas d’un cercle carré, exemple de créature eschérienne). Gabriel néglige l’immense jungle des choses non existantes, ce qui est étonnant, car si le monde n’existe pas, on aimerait bien savoir de quelle sorte d’objet non existant il s’agit, et si cet objet non existant est composé ou pas d’entités plus petites. Si effectivement comme on peut le lire les mondes sont composés d’objets, ces objets existent-ils ? Le monde est-il contradictoire ? Si aucun monde n’existe peut-on dire qu’un monde est contradictoire ? La non-existence peut-elle être contradictoire ?

Markus Gabriel a tenté de construire une ontologie négative qui serait en même temps un réalisme nouveau (comme le beaujolais nouveau). Cette ontologie négative nie l’existence du monde, mais on ne voit pas très bien ce qu’elle affirme comme existant. On parle sans cesse d’objets, mais l’ontologie de l’objet n’est pas une mince affaire : les objets ne sont pas simplement des unités visuelles. ‘Voir un objet’ est une expression qui réclame des analyses compliquées qui engagent d’ailleurs à la fréquentation des sciences cognitives. De plus la combinaison du nihilisme du monde, du réalisme vague de l’objet et du réalisme n’est pas menée à bout. Le réalisme de Gabriel c’est l’affirmation qu’on connaît des choses en soi. Quelles choses ? L’espace et le temps, des substances (il semble que non car il rejette l’idée que monde ait un substrat mais les objets pourraient en avoir), des particuliers nus ? Et quel mode de connaissance ?  Pour Gabriel le nouveau réalisme (reprise de l’appellation américaine des années 1910[18]), qui succède au réalisme spéculatif, rejette le réalisme scientifique (un peu vite malgré tout), présente l’avantage de remplacer avantageusement le constructionnisme, l’anti-réalisme sous toutes ses formes, mais en fait le réalisme qu’il propose sur le marché déjà encombré des réalismes en concurrence n’est pas un réalisme, même pas spéculatif, c’est un constructionnisme où la réalité est construite avec des domaines de sens, qui ne sont en fait que des domaines d’objets. En ce sens la tentative de Markus Gabriel échoue en exposant un constructionnisme sans monde, c’est-à-dire sans construction supérieure.

Frédéric Nef

Références :

  • Markus Gabriel, Pourquoi le monde n’existe pas, JC Lattès, 2014.
  • Philippe Descola, La composition des mondes, entretiens avec Pierre Charbonnier, Flammarion, 2014.
  • Theodore Sider, Writing the Book of the World, Oxford University Press, 2011.

Notes :

[1] Par-delà Nature et Culture, Gallimard, 2005.

[2] On connaît ce genre de relativisme dans le domaine des idées: le monde d’Aristote ne serait pas le monde de Galilée, parce que le mécanisme des marées ne serait pas le même: il y aurait un monde des marées aristotélicien où l’eau de la lune attire l’eau de la terre et un monde galiléen où les marées dépendent de la rotation de la terre. On peut remarquer que le concept de ‘domaine d’objets’ qui selon Gabriel permettrait d’éliminer celui de monde, ne serait pas ici suffisant pour différencier Aristote et Galilée, ou alors il faudrait soutenir que pour Galilée il n’y a pas de lune, ce qui est aberrant quand on connaît ses écrits.

[3]  Cf.  Les ouvrages classiques  Le totémisme aujourd’huiLa pensée Sauvage, 1962.

[4] Poétesse qui très jeune aurait fait preuve de son génie. Roland Barthes qui lui consacre un essai dans Mythologie y détruit le mythe de la précocité poétique. Cocteau avait déclaré: “tous les enfants ont du génie sauf Minou Drouet !”.

[5] Cet étonnement que l’on peut lire dans les magazines philosophiques, Telerama ou les Inrockuptibles  par exemple provient d’une ignorance: à l’âge des Lumières Lichtenberg a été nommé aussi jeune Professeur, mais dans la très prestigieuse université de Göttingen. Plus près de nous, le fondateur de la philosophie polonaise, Ajdukiewicz a été nommé  au même âge à l’université de Lvov, dont il fit un centre équivalent à ceux de Cambridge ou Oxford. La comparaison s’arrête à l’âge, car Ajdukiewicz pensait beaucoup plus à des étudiants qu’à sa propre gloire, mais cela est caractéristique de toute une époque. On pourrait trouver au moyen-Age et à la Renaissance Italienne d’autres exemples de précocité. L’essentiel n’est pas d’être précoce : la précocité fait partie du règne du quantitatif. L’essentiel est d’être habité par le Logos.

[6] En fait Kant déclare que l’on pense les noumènes. On laisse de côté la différence entre noumènes (les corrélat des phénomènes) et choses en soi (opposés aux choses pour nous, c’est-à-dire les phénomènes).

[7] W.K. Clifford 1845-1879, a inversé la relation entre courbure et objet : ce n’est pas l’objet qui courbe l’espace, c’est la courbure qui produit la forme de l’objet.  Cf. Sur la théorie spatiale de la matière, 1870. Clifford est par ailleurs un des fondateurs de l’éthique de la croyance. (Ethics of Belief, 1877)

[8] B. De Witt and N. Graham, eds., The Many-Worlds Interpretation of Quantum Mechanics, Princeton Series in Physics,  Princeton University Press, (1973),contient la thèse de Everett : The Theory of the Universal Wavefunction, p. 3-140.

[9] Brian Greene The Hidden Reality, 2011.

[10] Pour une discussion de l’atomisme logique d’un point de vue ontologique, voir F. Nef : Connexion, à paraître Vrin, 2015.

[11] Cosmic Landscape, 2005

[12] “The World as a Graph” The Journal of Philosophy 1997.

[13] On entend par méta-ontologie la discipline qui examine les limites de l’ontologie et ses methodes. Voir Ontologie analytique, Y. Schmitt & F. Nef,  éds., Vrin, à paraître 2015, pour une introduction à la méta-ontologie. Voir aussi le récent ouvrage de Peter Van Inwagen : Existence: Essays in Ontology: Essays in Ontology, Cambridge University Press, 2014.

[14] Cela pose évidemment en problème pour l’événement générateur ou fondateur, le Big Bang : il semble difficile de dire qu’il est dans le monde, encore plus difficile de dire qu’il n’est pas un événement. Il y a donc au moins un événement qui n’est pas dans le monde, donc le monde n’est pas le lieu d’apparition de tous les événements. En fait Gabriel suppose que le monde est éternel, car dans un monde éternel il n’y a pas d’événement premier avant le monde, sans soutenir cette vue extrêmement complexe.

[15] On trouve cette affirmation étonnante: « la logique moderne a pratiquement confondu le concept de domaine d’objets avec celui d’ensemble » (op.cit. p. 97). On néglige là les classes et les variables liées – ce sont loin d’être des détails.

[16] A de multiples reprises dans le texte revient de manière obsessionnelle le thème de “la bouffe”. C’est l’universel existentiel le plus fréquemment instancié, beaucoup plus que le sexe, l’argent ou la mort. L’ontologie de Gabriel est une ontologie orale. Le passage le plus étonnant concerne de manière très développée la question de la saucisse de porc (à nouveau les cochons, animal fétiche), où affleure, à travers une thématique écologiste, voire animaliste (pauvres cochons débités en morceaux) un dégoût primitif.

[17] Cf. le livre audacieux de Max Tegmark  Our Mathematical Universe, My Quest for the Ultimate Nature of Reality, Deckle Edge, 2014, qui défend une sorte de réalisme platonicien dans le domaine de la cosmologie. Mais toute l’oeuvre de Whitehead est écrite en marge de Platon, pour reprendre une de ses images.

[18] Holt, Walter, Montague, Perry, Pitkin, Spaulding, Edward, The New Realism : Cooperative Studies in Philosophy, 1912, Macmillan Company.

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  1. […] Frédéric Nef n’est pas vraiment tendre avec Markus Gabriel : « le réalisme qu’il propose sur le marché déjà encombré des réalismes en concurrence n’est pas un réalisme, même pas spéculatif, c’est un constructionnisme où la réalité est construite avec des domaines de sens, qui ne sont en fait que des domaines d’objets. » dans son article Markus Gabriel ou le constructionnisme sans monde. […]

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