Les vertus dormitives de l’opium

Première publication, novembre 2008 (révisée août 2015)

le malade imaginaire

Au savant de Molière questionnant l’aspirant docteur à propos de la cause et des raisons qui font que l’opium fait dormir, le bachelier répond : « Mihi a docto doctore/Demandatur causam et rationem quare/Opium facit dormire./A quoi respondeo,/Quia est in eo/Vertus dormitiva,/Cujus est natura/Sensus assoupire. » Si à cette époque on riait en latin de la triviale explication (« L’opium fait dormir, parce qu’il y a en lui une vertu dormitive dont la nature est d’assoupir les sens. »), il se pourrait qu’aujourd’hui l’appel aux dispositions assoupissantes ou aux pouvoirs dormitifs de l’opium ne puisse pas seulement être dû à l’ignorance des vraies causes des événements.

Si Gilbert Ryle, afin de chasser le fantôme cartésien dans la machine, introduit les dispositions, elles ne sont pas de même nature que les entités dotées de pouvoirs occultes que le bachelier de Molière invoque. Chez Ryle, la disposition s’analyse à la manière d’un conditionnel :

x est fragile, si x tombant sur un sol dur alors il se brise

Ou encore

x croit que p, si lorsque l’on demande à x si p, alors il répond par l’affirmative.

Pour Ryle, vouloir aller au-delà de l’analyse conditionnelle du type « si… alors » serait s’engager sur une voie empirique sans issue. Quant au bachelier, contrairement à Ryle, il semble pouvoir parler de l’existence d’un pouvoir causal de l’opium qui, lorsque celui-ci est ingéré est la cause de l’endormissement. Mais qu’est ce qui provoque le rire dans cette explication ? En fait, on se moque d’une illusoire prétention à l’explication causale. Suivant Stephen Mumford[1] on peut restituer la trivialité de l’échange entre le docteur et le bachelier comme suit :

Docteur : Quelle propriété dans l’opium serait la cause induisant le sommeil lorsqu’il est ingéré ?

Bachelier : Une vertu dormitive, qui est quelque chose qui cause le sommeil lorsque l’opium est ingéré.

Pour Cyrille Michon, « le fond de la critique est clair : l’attribution d’un pouvoir, qualifié uniquement par son résultat, est inopérante, sa prétention à l’explication (scientifique) obscurantiste. » [2] Si, cependant, comme le conteste David Armstrong, la façon ryléenne de rendre compte de l’esprit en parlant de dispositions manque quelque peu de « punch causal », l’appel à des pouvoirs causaux paraît une voie ontologiquement sérieuse. Cependant, vouloir réhabiliter les pouvoirs ou dispositions ne s’apparente-t-il pas à un retour des vertus dormitives ?

Ecartons ce qui, chez Molière, fait rire : la disposition ne peut pas causer sa manifestation parce qu’elle est logiquement reliée à elle. L’explication est circulaire. En effet, on n’explique pas pourquoi l’opium cause l’endormissement en répondant qu’il fait dormir. Le ridicule de l’explication doit-il, cependant, en un grand rire, tout emporter ? Cela a-t-il un sens de parler de propriétés dispositionnelles ? L’objection théâtrale veut montrer que les dispositions sont nécessairement exclues de la cause, du fait de la connexion analytique avec cet événement. Si l’on estime que tout événement a une cause on peut alors inventer à loisir des pouvoirs comme causes de ces événements. Chez le bachelier, le pouvoir signifie la cause. Trivialement vraie, l’attribution de pouvoirs ne nous informe de rien.

On peut cependant admettre que les propriétés confèrent aux objets des pouvoirs causaux. Autrement dit que les propriétés intrinsèques des objets concrets se distinguent par les contributions différentes qu’elles apportent aux pouvoirs ou dispositions de leurs possesseurs.

Cependant, selon la conception de la causalité que l’on soutiendra, dépendra la place que nous serons susceptibles de faire aux dispositions ou pouvoirs. En effet, si l’on pense que la causalité se définit seulement comme récurrence de relations régulières alors peut-être pourrons-nous détecter les causes, ce qui n’est pas rien dans le projet de la science, mais aucune puissance ne saurait leur être attribuées. Par contre, si l’on veut chercher à comprendre, au-delà du recours à la régularité nomologique, pourquoi à chaque fois que l’on ingère de l’opium on s’endort, la subsomption du phénomène observé sous les lois de nature n’apportera pas la réponse. Alors, et si la réponse du bachelier de Molière n’était pas totalement obscure !

Références

[1] 1998, Dispositions, Oxford: Oxford University Press, p. 137.

[2]  2005, « Les vertus dormitives de l’opium », B. Gnassounou et M. Kistler, Causes, pouvoirs, dispositions en philosophie : le retour des vertus dormitives, PUF, p. 41-42.

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