L’argument de l’exclusion causale du mental

Première publication, novembre 2009 (révisée août 2015)

 

Alexander

…[L’épiphénoménisme] suppose qu’il doit exister quelque chose dans la nature qui n’a rien à faire, aucune tâche à accomplir, une sorte de noblesse qui dépend du travail de ses inférieurs, mais que l’on garde pour le spectacle et qui pourrait aussi bien, et sans l’ombre d’un doute, être abolie le temps venu.

Alexander, Space, Time and Deity 1927.

S’il est une menace insupportable et planant au-dessus de nos têtes de personnes agissantes dans le monde physique, c’est bien, si jamais on l’applique au mental, celle qu’évoque le philosophe émergentiste Samuel Alexander. En effet, et si ce « quelque chose [qui] existe dans la nature et qui n’a rien à faire » était l’ensemble  de nos croyances et de nos sensations, des manifestations de notre conscience, de ce que nous nommons nos désirs, nos sentiments et de toutes nos attitudes mentales avec leurs propriétés… Si ce « quelque chose » ne causait rien, mais nous laissait avec l’illusion d’un travail accompli, que resterait-il de nous, dans ce monde sans causalité mentale ?

Mais pourquoi nous faire si peur ? Pourquoi penser que les propriétés mentales seraient inertes ? Nos actions volontaires impliquent que nos croyances et nos désirs soient la cause de mouvements physiques. Cependant, en considérant les propriétés mentales comme irréductibles et dotées de pouvoirs causaux qui leur sont propres, un conflit avec les principes du physicalisme point et la menace insupportable revient. En effet, selon le physicalisme non réductible, les propriétés mentales, ne sont pas coextensives des propriétés physiques qui les réalisent. Reste qu’elles surviennent sur les propriétés physiques. Mais la survenance écarte-t-elle vraiment la menace planant au-dessus de nos têtes ? Si le mental ne survenait pas sur le physique, c’est la causalité mentale même qui deviendrait incompréhensible. Enfin, c’est ce que pensent les tenants du physicalisme non réductible. Seulement, pour Jaegwon Kim, non seulement la survenance ne nous préserve pas de la menace, mais elle nourrit le problème.

L’argument de l’exclusion causale du mental de Jaegwon Kim tend, en effet, à démontrer que si l’on soutient la thèse du physicalisme non réductible, seules les propriétés physiques (neurophysiologiques) sur lesquelles les propriétés mentales surviennent sont causalement efficaces.[2] Autrement dit, que la menace insupportable est bien réelle.

Supposons qu’une instance de propriété mentale M cause l’instance d’une autre propriété mentale M*. La survenance nous dit que M* possède une base physique P* et qu’ainsi M et P* sont responsables de l’occurrence de l’instance de M*. Il semble alors que la seule manière que l’on ait de sauver M comme cause de M* soit de laisser directement M causer P*.

 

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D’une manière générale, ce sont toutes les occurrences de causalité survenante qui se produisent ainsi, via leurs propriétés de base. En effet, comment pouvait bien procéder Rembrandt pour modifier l’expression de ses autoportraits, si ce n’est par un nouveau traitement de la couleur et de sa distribution sur la surface de la toile ? Et comment songer à une modification de ses attitudes morales sans intervenir sur certaines de ses propriétés naturelles ? Comment atténuer ses maux de tête si ce n’est en laissant agir les molécules analgésiques composant le médicament absorbé ? Dans ce dernier cas, mon désir (en finir avec ce mal de tête !) cause mon comportement (avaler une aspirine) conjointement avec ma croyance que le remède fera son effet (action de l’acide acétylsalicylique). Ainsi, si vous voulez causer A, et que A survient sur B, vous devez connaître une propriété causalement suffisante pour B. Je peux, en effet, douter de la télépathie, c’est-à-dire de l’action directe sur mes maux de têtes, et préférer l’ingestion du remède qui agira sur les processus sous-jacents sur lesquels ma douleur survient. Autrement dit, pour causer A, il faut causer B.

 

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Mon désir de me débarrasser de mes maux de tête et ma croyance que je peux satisfaire ce désir en prenant de l’aspirine ne peuvent que causer le mouvement de mon bras. Et encore cela n’est possible que s’ils travaillent à l’intérieur d’une chaîne physique causale qui, partant de certaines instances de propriétés neurophysiologiques, relie certains événements du système nerveux central à une contraction musculaire (appelons P ces instances de propriétés physiques sous-jacentes à M). C’est seulement ainsi que la causalité mentale, c’est-à-dire la possibilité effective qu’une instance de propriété mentale cause une instance de propriété physique, devient intelligible avec la survenance. Ainsi, le désir de me débarrasser de mes maux de tête et la croyance que l’aspirine est efficace pour cela (M) causent, parce que j’avale cette aspirine (P*), mon soulagement (M*). Or M survient sur P… Quel est alors le rôle de cette instance par rapport à celle de P* ?

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Si le monde physique est causalement clos, il est alors en principe possible de rendre compte causalement de tout phénomène physique au moyen de causes physiques. Ainsi M (mon désir et ma croyance) et sa base physique réalisatrice P concourent tous les deux pour causer P*. C’est alors que la compétition entre deux causes pour un même événement est ouverte. Nous sommes effectivement en présence de deux propriétés causalement suffisantes pour produire P*, M et P.

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C’est ainsi que face à cette double causalité, parce qu’il n’est laissé aucun travail causal à  M, P préempte M comme cause de P*. C’est, en effet, ici que le principe de l’exclusion explicative intervient, qui affirme qu’il ne peut y avoir plus de deux causes suffisantes pour un même effet. Accepter que P et M causent P*, reviendrait à accepter une surdétermination causale systématique pour tous les cas de causalité mentale. Mais la surdétermination causale du mental est inacceptable pour au moins trois raisons. En effet, parce que la causalité implique la dépendance contrefactuelle, si P* est surdéterminé par M et P, il ne peut être vrai que si M ne se produit pas, P* ne se produise pas, c’est la première raison. De plus, si on considère que la présence d’une cause augmente les chances qu’un effet se produise, si P* est surdéterminé par M et P alors la probabilité que P* soit causée par P et M est égale à la probabilité qu’elle soit causée par P sans M [Pr(P* | P & M) = Pr(P* | P & ~M)]. C’est la seconde raison. Enfin, si P* possède deux causes suffisantes et que P est capable de fournir une explication causale complète de l’occurrence de P*, alors aucun travail explicatif indépendant n’est laissé à M. C’est la troisième raison qui fait que la surdétermination causale du mentale ne peut pas être acceptée.

En excluant M comme cause de P*, M ne peut donc plus causer M*, puisque selon la survenance, pour causer M*, M doit causer P*. Conclusion : la propriété mentale distincte et non réductible telle que la définissent les tenants du physicalisme non réductible n’est pas une propriété causale efficace.

Comment faire alors pour écarter l’insupportable ?

Références

[1] 1927, Space, Time and Deity. 2 Vols. London: Macmillan, p. 7

[2] 1998, Mind in a Physical World Cambridge, Mass: MIT Press, trad. française F. Athané et E. Guinet, L’esprit dans un monde physique : essai sur le problème corps-esprit et la causalité mentale, Paris, Sylepse, 2006 ; 2005, Physicalism or Something near enough, Princeton, Princeton University Press ; 2006, Philosophy of Mind, Traduit de l’américain sous la direction de Mathieu Mulcey, Philosophie de l’esprit, Ithaque, 2008.

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1 Commentaire

    • Hubert Houdoy sur 2 janvier 2019 à 10 h 20 min
    • Répondre

    Si à 10 ans j’avais lu Pierre Bourdieu et Jean Luc Mélenchon expliquant que la société se reproduit toute seule, que je ne peux pas échapper à ce déterminisme et que je ne suis pas responsable de mes actes de violence parce qu’ils sont une juste réaction à la violence symbolique de la société, j’aurais immédiatement cessé d’aller étudier à l’école et, refusant toute leçon de morale (d’esprit à esprit), et toute contrainte de ma propre morale (mes idées) sur mes agissements (marcher 3 km pour aller à l’école), je me serais rapidement trouvé en prison. Ma vie aurait donc été différente de ce qu’elle a été, grâce aux études que j’ai poussé assez loin. C’est donc le  » et qui pourrait aussi bien, et sans l’ombre d’un doute, être abolie le temps venu » qui est fautif. La conscience est partielle, intermittente, mais elle n’est pas totalement inutile et les discours sur le déterminisme social rigoureux sont mensongers (puisque Bourdieu et Mélenchon ont fait des études).

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