La Terre-Jumelle ou l’esprit en dehors de la tête

Première publication, juin 2007 (révisée août 2015)

La thèse externaliste est la thèse qui démontre que le contenu des pensées dépend du contexte de la personne qui produit cette pensée. Cette approche va à l’encontre de deux caractéristiques que l’on peut qualifier de « communes » ou d’ « ordinaires » concernant les significations et la référence. En effet, d’un point de vue commun, les significations des termes sont fixées par les états psychologiques de ceux qui les utilisent et en général, aussi, la signification détermine la référence. La thèse externaliste veut montrer qu’en modifiant l’environnement d’un agent, en supposant que cet agent quant à sa constitution reste exactement le même durant cette modification, les contenus de ses pensées varieront.

L’argument classique en faveur de l’externalisme que Saül Kripke[1] initie en montrant que la référence des noms propres et des genres naturels est déterminée en partie par des facteurs causaux externes et historiques, est présenté par H. Putnam[2] (1975) dans la célèbre expérience de pensée de « Terre Jumelle ». L’expérience nous demande d’imaginer une planète lointaine, avant l’année 1750[3], qui est exactement comme la Terre, exceptée qu’à la place de l’eau (H2O), il y a une substance à la composition chimique identique (XYZ). Néanmoins, les macros propriétés de cette substance sont supposées être exactement les mêmes que celles de notre eau sur Terre. Elle a le même aspect : incolore, inodore et sans saveur ; elle remplit les lacs et les océans et coule dans les rivières. Cependant, sur Terre ou sur Terre Jumelle, avant 1750, personne ne peut distinguer entre l’eau (H2O) et l’eau (XYZ). Ainsi, un individu sur Terre, Oscar, qui utilise le mot « eau » se référera à H2O et non à XYZ. Bien sûr, Oscar, avant 1750, ignore que l’eau est H2O. Néanmoins, cela ne l’empêche pas de se référer à H2O quand il utilise le terme « eau ». De la même façon, un individu sur Terre Jumelle, Twin Oscar, réplique exacte, à la molécule près d’Oscar, en utilisant le même terme d’ « eau » se référera à XYZ et non à H2O. En conséquence, puisque le même mot « eau » est utilisé de la même manière dans les deux mondes et que les organismes jumeaux sont identiques dans l’ensemble de leurs aspects physiologiques, ce que veut dit Oscar sur Terre et ce que veut dire Twin Oscar sur terre Jumelle, lorsque chacun prononce « l’eau est sans saveur », n’est pas identique.

Ce que veut montrer cette expérience, selon Putnam, c’est que la signification des mots, ce que nous voulons dire lorsque nous les utilisons, n’est pas dans la tête, mais dépend de l’environnement de celui qui les prononce[4].

Cependant bien que l’expérience de pensée de Putnam établisse un externalisme sémantique, elle peut aisément être étendue aux contenus mentaux. Ainsi lorsque la conséquence sémantique de l’expérience de pensée est appliquée à l’interprétation d’un prédicat d’attitude mentale comme « croire que p », ce qui était alors pensé comme logiquement indépendant du monde extérieur, est en fait individualisé par sa relation aux objets externes.

Ainsi, lorsqu’Oscar sur Terre, avant 1750, prononce une phrase comme « l’eau est sans saveur », il exprime sa croyance que l’eau est sans saveur et cette croyance est vraie seulement si H2O est sans saveur. Le double d’Oscar sur Terre Jumelle quant à lui, parce que sa croyance n’est pas au sujet d’H2O mais de XYZ, n’exprime pas la même croyance. Les conditions de vérité de la croyance provoquent des différences dans les croyances. En effet, si l’on individualise les croyances au moyen de leurs contenus, les croyances avec le même contenu seront vues comme étant du même type, alors que les des croyances ayant un contenu différent tomberont sous un autre type. Ainsi, l’on peut dire que les croyances particulières que nous avons dépendent de la relation, passée ou présente, aux différentes choses composant notre environnement. En conséquence, certaines croyances ne surviennent pas sur les états physiques internes des personnes.

Références

[1] 1972, Naming and Necessity, in Davidson & Harman, Semantics of Natural Languages (Reidel) p. 253-355, 1980 ; trad. Française P. Jacob et F. Récanati, La logique des noms propres, Minuit, 1980.

[2] 1974, « The Meaning of « Meaning », in Putnam, 1975, Mind, Language and Reality: Philosophical papers, Vol. II. Cambridge University Press.

[3] 1750 pose une date de la naissance de la chimie moderne à partir de laquelle, la composition chimique de l’eau est découverte.

[4] La fameuse phrase de Putnam « Cut the pie any way you like, « meanings » just ain’t in the head », Ibid., p. 227, montre bien que la différence entre les pensées d’Oscar et de Twin Oscar ne sont pas seulement des différences d’indexation du terme « eau ». Si le terme « ici » lorsqu’il s’emploie pour désigner la ville de Rennes dans laquelle je me trouve et l’usage de ce même terme lorsque je suis à Paris, n’entraîne pas de différence dans la signification de ce terme, il n’en est pas de même pour le terme « eau ». Il n’y a en effet pas d’eau (H2O) sur Terre Jumelle. Je fais une erreur si j’utilise H2O, alors que je ne fais pas d’erreur avec le terme « ici » en changeant d’environnement.

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