Denis Forest, Neuroscepticisme

L’impact sur le profane, bien au-delà de la neurologie classique, de la prolifération explicative multidirectionnelle du domaine « neuro » en éthique, économie, droit, marketing, esthétique, psychologie, sécurité, etc. a fait naître un certain scepticisme à l’encontre des neurosciences. Ainsi, face aux explications parfois grandioses que celles-ci produisent, qui ne sont quelquefois que de simples spéculations, et aux attentes qu’elles suscitent, un neuroscepticisme prospère. L’objectif du livre de Denis Forest est alors posé : en recenser la diversité de ses formes et en examiner la pertinence. 

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Le scepticisme dont il est question dans le livre de Denis Forest paru aux éditions d’Ithaque, se définit comme partie intégrante de la méthode scientifique. « Il n’y a pas de recherche sans lecture critique des travaux, sans évaluation des preuves, sans interrogation sur les limites des programmes en cours » (p. 15) Il ne s’agit donc pas, pour l’auteur, de nous soumettre un plaidoyer à charge contre la recherche en neuroscience et son projet explicatif, mais de contribuer à l’investigation neuroscientifique elle-même. L’enquête philosophique – et c’est là le grand intérêt de l’ouvrage – qui questionne la validité et la portée de la connaissance neuroscientifique va bien au-delà d’un examen du doute : elle analyse la pertinence des avancées des neurosciences sur ce qui constitue notre vie mentale.

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Le livre se déploie autour de quatre questions.

La première est au sujet de la méthode d’investigation la plus employée : l’imagerie fonctionnelle. Pendant longtemps, afin de spécifier quelle région du cerveau était responsable d’une fonction, les neuroscientifiques ont cherché à corréler la fonction altérée et la localisation d’une lésion. Aujourd’hui, grâce à l’utilisation de nouvelles technologies, l’investigation scientifique permet de regarder en temps réel l’activation d’une région du cerveau. Mais quelle fiabilité accorder au procédé ? La neuro-imagerie est-elle en mesure d’isoler précisément les corrélats neuraux ?

La deuxième interrogation concerne le sujet même des neurosciences : de quoi/de qui parle-t-on ? Quel lien peut-il être tissé entre les phénomènes physiques qui opèrent dans le cerveau et nos états mentaux ? Ne commettons-nous pas une erreur de catégorie en identifiant les propriétés d’un cerveau avec celle de son porteur ? Et si, finalement, la connaissance du cerveau n’était pas l’enquête adéquate pour nous parler du mental.

La troisième incertitude que soulève l’auteur, est celle d’une certaine réduction vers laquelle les neurosciences, en ne se référant qu’au seul cerveau, immanquablement nous conduirait. On peut, en effet, se demander si l’esprit est du ressort du seul cerveau ? Autrement dit, l’exclusivité portée au cerveau pour expliquer la pensée et l’action des personnes est-elle légitime ?  N’y a-t-il pas un corps, qui contient le cerveau, et qui évolue dans un environnement ?

Enfin, le quatrième examen sceptique, intitulé « le cerveau social » considère la contribution du domaine des neurosciences cognitives dédié aux relations sociales. Alors que le langage, la perception ou la mémoire sont devenus des objets d’étude en neurosciences cognitives, qui peuvent s’inscrire dans un projet de naturalisation de nos dispositions individuelles, chercher à savoir ce qui se passe dans un cerveau pendant que l’on interagit pourrait dissimuler une naturalisation du social. Mais de quel « social » une technique de laboratoire peut-elle rendre compte ?

Je me concentrerai sur le premier chapitre du livre qui questionne la valeur épistémique des images fonctionnelles du cerveau. La méthode qu’emploie l’auteur illustre à la fois la place incontournable que doit occuper la philosophie à l’intérieur d’un domaine spécifique de la science mais dévoile aussi une posture d’équilibre – équilibre qui sera recherché tout au long des quatre chapitres de l’ouvrage – entre certitude et nihilisme : un scepticisme intégré à la science elle-même.

Le « scalpel de l’épistémologue », dans ce premier temps, opère donc à la source de ce que « montre » ou « confirme » précisément les techniques d’imagerie cérébrale : L’IRM fonctionnelle.

Image associée

 

La technique d’investigation non-invasive de ce procédé mesure la covariation du débit sanguin cérébral et de l’activité neurale : « Une aire plus active est une aire davantage irriguée » (p. 29). Mais que dire de ce que qu’elle montre ? Quelle image de l’esprit offre-t-elle à celui qui a la charge de l’interpréter ? Denis Forest interroge donc la confiance que l’on peut accorder à la valeur indicative des images que produit l’imagerie fonctionnelle. Ce que montre alors l’auteur, c’est que le type de connaissance que façonne l’utilisation de l’imagerie cérébrale implique la coopération d’examens très distincts et qui font appel à des champs très différents : science de la matière pour les propriétés magnétiques, physiologie pour l’irrigation sanguine et l’activité neurale, neurosciences cognitives pour la décomposition fonctionnelle, psychologie cognitive pour la conception des tâches. Cette véritable confédération des sciences « suppose donc que chaque expert contribue à la production d’un résultat, lequel ne peut être atteint qu’au moyen d’une compétence qu’il ne possède pas lui-même » (p. 43). En effet, aucun d’entre eux n’est capable de produire ce que le groupe produit. Et, prenant ainsi appui sur chacune des sciences fondamentales à l’œuvre pour produire l’imagerie fonctionnelle, l’association de ces sciences ne peut atteindre le degré de certitude de chacune d’elle. C’est le premier doute sceptique, quant à la valeur des résultats de l’imagerie fonctionnelle, inscrit dans la technique elle-même, que Forest nous expose.

Mais un scepticisme plus lourd de conséquence, lié au signal en tant que tel que mesure le procédé de résonnance magnétique pèse sur la pertinence de la valeur fonctionnelle ou non de l’activation neurale. En effet, la découverte qui est au fondement de la technique repose sur la sensibilité magnétique entre le sang oxygéné et le sang désoxygéné. Ainsi, le signal que mesure l’imagerie par résonnance magnétique dépend de l’oxygénation sanguine laquelle révèlerait une activité neurale plus ou moins significative (BOLD pour Blood Oxygen Level Dependent). Mais l’augmentation du signal traduit-il purement et simplement un traitement d’information ? La réponse hémodynamique dans une zone du cerveau ne pourrait-elle pas être un rééquilibrage des activations et des inhibitions locales (p. 47) ? Comment dans ce cas le signal en question pourrait-il prétendre à la précision informative qu’on lui attribue un peu naïvement ? Un certain facteur d’incertitude pèserait donc sur ce que voit celui qui interprète et l’activité de certains groupes de neurones. Mais on peut pousser encore plus loin le scepticisme et se demander ce que signifie vraiment localiser une fonction : Que voit-on, par exemple, dans le cerveau d’un sujet déprimé ? L’anomalie détectée nous parle-t-elle de « causes » ou de « conséquences » voire de prédispositions ou de mécanismes neuraux compensatoires ? Ce qui apparaît c’est que les images ne peuvent à elles-seules constituer une explication du phénomène. Mais doit-on en conclure que l’imagerie ne nous dit rien de ce qu’est une dépression ? C’est vrai que l’on ne peut pas dire que l’on « voit » la pensée mais peut-on dire, pour autant, que le cerveau n’a pas d’activité cognitive ?

Ici, le scepticisme appliqué aux données de l’imagerie pourrait bien sombrer dans un certain nihilisme, à savoir que l’imagerie ne serait tout simplement pas une source de connaissance. Mais pour Forest, ce scepticisme radical prend appui sur une conception très discutable de la justification : la conception fiabiliste (p. 59). C’est vrai, que l’on a de bonnes raisons de penser que l’imagerie n’est pas un indicateur fiable au sens fort mais ne peut-on pas soutenir une autre conception de la justification de la connaissance qui permettrait à l’imagerie fonctionnelle de prendre une place équilibrée dans l’enquête scientifique ? Cette autre conception de la justification que soutient l’auteur est le cohérentisme. Une conception alternative au tout-ou-rien du fiabilisme et qui peut non seulement nuancer ce scepticisme mais le métamorphoser en véritable enquête sur l’enquête (p.76). Le principe qui sous-tend cette forme de justification consiste à considérer que l’interprétation d’une image soit valide en fonction de sa cohérence avec les interprétations des images déjà obtenues et avec la connaissance d’arrière-plan. Ici, Denis Forest formule trois clauses d’acceptation d’une hypothèse interprétative d’une image montrant qu’une zone est la réalisation neurale d’une activité mentale précise (p. 59) : i) La pertinence : la réalisation neurale ne doit pas être comptée comme un antécédent inessentiel, un effet, un simple corrélat de l’activité mentale ; ii) La spécificité : l’hypothèse d’acceptation de l’image en question ne peut pas être remplacée par une hypothèse plus spécifique ; iii) La cohérence : L’hypothèse doit être en cohérence avec le savoir d’arrière-plan.

Comme on le voit, avant de savoir ce que nous disent les images, avant de savoir ce qu’elles peuvent faire, voire ce à quoi on entend les faire servir, l’auteur pose des conditions de validité d’une lecture de la réalisation neurale d’une activité mentale. Le problème est que ces conditions n’étant pas aisées à satisfaire le risque d’une dérive et d’un usage confus de ces images persiste alors même qu’au-delà d’être des instruments de connaissance, elles pénètrent déjà dans les prétoires (neurodroit, neurodétection) et pourraient bien devenir un instrument de modification des états mentaux des individus (contrôle par neurofeedback).

Le travail philosophique entrepris par Denis Forest est que face au champ d’un savoir relativement instable, un scepticisme de bon aloi est non seulement nécessaire, mais, incluant doute et questionnement, devient partie intégrante de la méthode scientifique.

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2 Commentaires

    • Debra sur 16 décembre 2017 à 18 h 59 min
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    Quelques remarques…

    Je crois qu’une personne curieuse qui a fait quelques lectures ne peut pas manquer de relever que nos préoccupations sur le lieu où s’origine notre conscience (de nous-mêmes et du monde) sont très anciennes.
    Ce qui me frappe, c’est comment nos questions ont.. magiquement trouvé un nouveau vocabulaire pour se déployer, et la forme de ce vocabulaire qui est à mille lieux d’un vocabulaire simple et non savant. (Freud emploie une langue quasiment de tous les jours pour parler de ses théories.)
    On pourrait dire qu’il s’agit d’un nouveau Latin, pour le spécialiste.
    Premier mot qui ne manque pas de me tirer… l’oreille… et non l’oeil… c’est le mot « fonctionnel ».
    Il s’agit d’un mot… tout puissant, si je puis dire, et… il passe partout, ce qui, pour moi, est très mauvais signe…Le mot « fonctionnel » sonne un peu comme le mot « produit » en ce moment. C’est inquiétant…
    Tant de pans de la réalité qui tombent sous le simple mot « produit », c’est d’une pauvreté catastrophique pour la pensée.
    Je ne sais pas qui a pu dire le premier que « voir, c’est croire » : c’est une phrase qui passe aussi partout, mais je crois que quand on pense on pourrait être amené à se demander si… et dans quelles circonstances, entendre, AUSSI, c’est croire.
    Je précise.
    Il y a un changement radical qui s’opère dans des protocoles qui font foi à l’imagerie médicale, par rapport à l’ancienne méthode clinique, et il concerne le statut du patient comme sujet de sa parole, qui est actif pour décrire son mal ou ses symptômes et non pas… objet d’un processus objectivant qui photographie une partie de lui. Ce changement fait déchoir radicalement la place du patient dans son mal, et dans sa maladie, et… même si je ne suis pas une démocrate fanatique, je n’aime pas déchoir de cette manière dans les yeux des.. spécialistes. Je crois pouvoir dire sans hésitation que déchoir autant, c’est dangereux, même.
    Je ne crois pas être nihiliste en m’exprimant ainsi, mais en tant que personne qui côtoie les médecins, la tentation à laquelle ils sont soumis de… croire… que l’image… en temps réel épuise une réalité qui fait l’impasse de la nécessaire interprétation, cette tentation est subtile, et d’autant plus terrible que ceux qui.. SE SOUMETTENT à l’imagerie médicale (du cerveau, ou pas…) sont des croyants qui investissent le médecin/praticien d’un pouvoir qui lui, échappe à toute mesure.
    Ne le prenez pas mal… je n’ai rien contre les croyants… mais je ne crois pas que toutes les fois comportent les mêmes conséquences pour les croyants. Toutes… ne portent pas le sujet de la même manière, même si l’Homme ne peut pas se passer d’une foi, et il en a forcément une… même à son insu, d’ailleurs.
    Le statut de l’imagerie en neurosciences est inséparable de l’examen du statut… de l’image en Occident en ce moment, à explorer à partir de cette petite phrase « voir, c’est croire ».
    Je crois qu’on ne peut pas élaborer une théorie de la validité de l’image en neurosciences sans tenir compte du contexte global du statut de l’image dans la société environnante.
    Là, on a du pain sur la planche, il me semble, et le débat remonte à très loin (sans être nihiliste, encore une fois…).
    Il me semble depuis très longtemps que les personnes qui se disent scientifiques font abstraction de la pression qu’exerce sur eux la société civile dans laquelle ils TROUVENT LEUR PLACE en élaborant leurs théories. Ceci serait-il la conséquence de vouloir agir en vase clos, en LABORATOIRE ? C’est fort possible. Un laboratoire n’est pas un lieu particulièrement ouvert sur le monde, contrairement à ce qu’on pourrait imaginer.
    Pour rien dire du problème très épineux de l’objectivité…
    Sur le plan épistémologique, tout cela me semble… très discutable.

    • Aristote sur 24 janvier 2018 à 21 h 52 min
    • Répondre

    J’ai lu ce livre, il vaut la peine d’être lu quelques soient les réserves que l’on puisse avoir sur telle ou telle de ses considérations.

    J’ai l’occasion de discuter avec un scientifique qui a fait une carrière de chercheur en neurosciences puis a consacré quelques années à enseigner la philosophie des sciences à des étudiants en sciences. Il me dit qu’on ne se rend pas compte à quel point les chercheurs d’aujourd’hui sont spécialisés, obnubilés par un problème extraordinairement pointu. Très peu sont capables d’avoir une vue d’ensemble sur leur discipline, de la façon dont elle s’insère dans le cours général des sciences et de s’intéresser aux questions d’ordre philosophique qu’elle soulève.

    Un livre comme celui de Forest est donc précieux.

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