Qu’est-ce que la conscience phénoménale ?

« La conscience, écrit David Chalmers, est à la fois la chose la plus familière et la plus mystérieuse au monde[1] ».

David Chalmers

Si les notions d’« esprit » ou de « mental » renvoient à un ensemble de phénomènes d’une grande diversité — allant, par exemple, des problèmes théoriques relatifs à la mesure en physique quantique jusqu’aux expériences sensibles élémentaires, telles que la sensation gustative du sel —, la notion de « conscience » désigne plus précisément le vécu subjectif de ces phénomènes, c’est-à-dire à la fois leur dimension aperceptive et leur aspect qualitatif ou phénoménal.

Dans la tradition contemporaine de la philosophie de l’esprit comme dans la psychologie ordinaire, il est d’usage de distinguer, parmi les événements et les états mentaux, deux grandes classes de phénomènes : (i) les phénomènes à caractère sensoriel ou phénoménal, et (ii) ceux qui sont attribués aux sujets à travers des propositions complexes, désignées depuis Bertrand Russell sous le terme d’« attitudes propositionnelles ».

Chez Chalmers[2], cette distinction conceptuelle oppose deux sens : le sens phénoménal, qui renvoie à la dimension subjective de l’expérience vécue, et le sens psychologique, qui concerne le traitement cognitif des contenus mentaux, c’est-à-dire les mécanismes permettant d’agir et de contrôler nos actions et qui nécessitent d’être en éveil et d’accéder à ses propres états mentaux — sous-entendu que le fait de conscience phénoménal inclut sa connaissance : ainsi, lorsque j’ai conscience d’une douleur, j’ai aussi conscience de la ressentir. Autrement dit, la conscience de quelque chose est aussi la conscience d’en avoir conscience.

Dans un article majeur intitulé « On a Confusion about a Function of Consciousness[3] », Ned Block pose une distinction entre la conscience d’accès et la conscience phénoménale. La conscience d’accès désigne le traitement perceptuel et cognitif des informations nécessaires au bon fonctionnement de l’organisme[4].

Le type de problèmes que pose la conscience d’accès sont du même ordre que ceux que posent la mémoire, l’apprentissage, la croyance. Cette conscience psychologique entre dans le champ des sciences cognitives et a été définie par Chalmers de « problème facile ». Ainsi, la conscience phénoménale est le problème difficile. C’est désormais de cet aspect de la conscience dont il est question dans ce billet.

Le problème difficile : l’expérience phénoménale

La formule canonique qui définit cette conscience phénoménale est celle du fameux « What is li like… » de Thomas Nagel. Cet aspect qualitatif non représentationnel de l’expérience est aussi nommé « qualia » ou encore « propriétés qualitatives ou phénoménales ». Une autre manière de parler de cet aspect de la conscience est de parler d’ « expérience[5] ».

Parler d’expérience consciente revient à parler de la conscience phénoménale elle-même, c’est-à-dire à adopter une position réaliste quant à son existence et à sa nature. Autrement dit, cela revient à soutenir qu’il n’existe aucune distinction entre l’apparence et la réalité de la conscience : ce qu’elle semble être coïncide pleinement avec ce qu’elle est réellement. La conscience est donc identique à ce qu’elle manifeste, son « paraître » constituant sa réalité même. Comme le formule John Searle, « nous ne pouvons pas établir de distinction entre l’apparence et la réalité dans le cas de la conscience, car la conscience consiste dans les apparences elles-mêmes. Lorsqu’il s’agit d’apparence, nous ne pouvons pas distinguer apparence et réalité, parce que l’apparence est la réalité[6] ». De même, Terry Horgan souligne que « dans le cas de la conscience phénoménale, il n’existe aucun écart entre apparence et réalité, car l’apparence est précisément la réalité : la manière dont le caractère phénoménal semble à l’agent est exactement la manière dont il est[7] ».

Galen Strawson précise que l’expérience est un phénomène toujours vivant, toujours actuel et dynamique qui s’apparente à un processus que l’on appréhende au moment même où il s’éprouve[8] — présentement au moment où on lit ces phrases.

D’un point de vue épistémologique, le fait de vivre des expériences est équivalent à les connaitre. Comme Russell l’affirme, « il existe un sens du mot “connaître” dans lequel, quand vous faites une expérience, il n’y a aucune différence entre l’expérience et le fait de savoir que vous la faites[9] ». Ainsi ce savoir inclut essentiellement la connaissance de ce qu’est l’expérience. C’est ce qu’on appelle l’ « accointance ».

Questions à la réalité concrète

Un tel point de vue — réaliste — soulève de nombreuses questions, dont la principale concerne le statut et l a place de la conscience phénoménale dans le monde physique. Ce dernier est généralement conçu comme rendant compte du domaine du concret, régi par des lois objectives. Cependant, concernant la nature de l’expérience consciente, ce domaine demeure muet. En effet, les neurosciences cognitives opèrent sous l’hypothèse que tout état mental subjectif possède un corrélat neuronal objectif, observable et mesurable. Toutefois, la recherche des corrélats neuronaux de la conscience — c’est-à-dire l’identification des substrats cérébraux nécessaires ou suffisants à la survenue d’expériences conscientes — reste muette sur la nature intrinsèque de l’expérience elle-même. Autrement dit, elle décrit les conditions physiques de la conscience sans jamais saisir son caractère phénoménal ou qualia, lequel excède les données strictement observables. Le physicaliste exclusif est ici en droit de se poser la question de l’illusion de cette conscience phénoménale.

De surcroît, lorsque l’on soutient le « réalisme » de la conscience phénoménale, il est légitime de se demander comment elle émerge. En effet, si l’on considère que la nature fondamentale de la réalité matérielle ne permet pas l’expérience, cela conduit à envisager son émergence comme une hypothèse. En d’autres termes, il pourrait exister dans la nature un saut qualitatif radical permettant à la matière de donner naissance à des entités conscientes. Il y aurait alors dans la nature une sorte de saut qualitatif radical qui amènerait la matière à former cette conscience. Une telle chose est-elle concevable ?



[1] L’esprit conscient, Ithaque, 2010.

[2] Ibid., p.51-52

[3] 1995, Behavorial and Brain Sciences, 18, p. 227-297.

[4] Qu’est-ce que la conscience, Anna Ciaunica, Vrin, 2017, p. 26.

[5] Voir L’esprit vivant dans la nature, F. Nef, éditions du cerf, chap. 22, « Whitehead panpsychiste », 2025.

[6] « Reductionism and the Irreducibility of Consciousness », in O. J. Flanagan, N. Block, and G. Guzeldere (eds.), The Nature of Consciousness, Cambridge, MA: MIT Press, 1997, p. 456.

[7] « Introspection and Phenomenal Consciousness: Running the Gamut from Infallibility to Impotence », D. Smithies and D. Stoljar (eds.), Introspection and Consciousness, Oxford: OUP, 2012, p. 406.

[8] « Physcicalist Panpsychism », In Susan Schneider & Max Velmans, The Balckwell companion to consciousness, Hoboken: Wiley ; 2017, p. 374–390.

[9] An Inquiry Into Meaning and Truth. London: George Allen and Unwin. 1940, p. 49.

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