Contempler la vaste toile de Barnett Newman intitulée Anna’s Light — immense surface de 274,3 cm X 609,6 cm uniformément recouverte d’une couche acrylique rouge et ne représentant rien du monde visible — confronte le spectateur à une expérience difficile à formuler.

274x609cm acrylic on canvas
Diverses impressions, parfois contradictoires, traversent l’esprit de celui qui s’y attarde : sensation de chaleur, accélération du rythme cardiaque, sentiment de paix ou, au contraire, de tension, voire de violence. La gamme des effets produits par cette œuvre est large, et une telle description, nécessairement sommaire, ne saurait rendre pleinement compte de l’expérience vécue face à ce tableau. En effet, le « savoir ce qu’est » ne se réduit pas ici à un ensemble de descriptions linguistiques. Il s’agit d’un savoir immédiat, non propositionnel, fondé sur l’expérience vécue elle-même. Lorsque nous disons « ce rouge-là », le démonstratif « cela » ne sert qu’à désigner de manière approximative une compréhension phénoménale riche — celle de la rougeur du tableau telle qu’elle est vécue — que nous sommes incapables de formuler adéquatement en mots. Le fait que nous ne puissions pas exprimer cette compréhension verbalement signifie-t-il que nous ne sachions pas exactement ce qu’est la rougeur phénoménale ?
Dans son ouvrage L’esprit conscient, David Chalmers écrit : « Nous connaissons la conscience bien plus intimement que nous ne connaissons le reste du monde, mais nous comprenons le reste du monde bien mieux que nous ne comprenons la conscience[1]. »
Selon Chalmers, la connaissance que nous avons de notre propre conscience diffère, par sa nature même, de la connaissance que nous possédons du monde physique. L’expérience phénoménale — comme le fait de percevoir le rouge du tableau de Newman — constitue une forme de connaissance immédiate et subjective, accessible uniquement à la première personne. Elle relève d’un rapport direct à la qualité vécue de l’expérience, sans médiation conceptuelle ni inférence explicative. En revanche, la connaissance du monde extérieur repose sur des cadres théoriques et explicatifs, c’est-à-dire sur une compréhension objective et intersubjective. Nous comprenons ainsi les phénomènes physiques à travers des lois et des modèles, tandis que nous connaissons la conscience par un accès vécu, irréductible à toute description scientifique. Dès lors, un paradoxe se dessine : nous avons un accès plus intime à la conscience qu’à tout autre phénomène, mais nous en avons une compréhension théorique beaucoup plus limitée. Le monde extérieur, que nous n’expérimentons qu’indirectement, se révèle finalement plus intelligible que la conscience elle-même, qui demeure, en partie, énigmatique.
En philosophie de l’esprit, la thèse de la révélation soutient que l’entièreté de la nature des instances de propriétés phénoménales — qualia — est donnée dans l’expérience elle-même. Autrement dit, la nature de la propriété d’être rouge lors de la perception d’un tableau rouge est entièrement donnée — « révélée » — par cette expérience qui consiste à ressentir l’effet que cela fait de l’éprouver. Une telle expérience place le sujet dans une position d’introspection privilégiée, à partir de laquelle il peut former des pensées ou des jugements portant sur son propre vécu phénoménal, lesquels sont eux-mêmes révélateurs de la structure de cette expérience.
Le terme de « révélation » a été introduit par Mark Johnston à propos des couleurs[2]. Il soutient que la nature intrinsèque d’une couleur est entièrement révélée par l’expérience visuelle de la chose colorée. Dans son article, Johnston cite Bertrand Russell, qui dans les Problèmes de philosophie[3] distingue deux types de connaissance : la connaissance directe et la connaissance par description. Il écrit : « La teinte particulière que je suis en train de voir […] peut faire l’objet de nombreuses descriptions. […] Mais de telles affirmations, bien qu’elles me permettent de connaître certaines vérités à propos de cette couleur, ne me font pas mieux connaître la couleur elle-même que je ne la connaissais auparavant : en ce qui concerne la connaissance de la couleur en elle-même, par opposition à la connaissance de vérités sur la couleur, je connais la couleur parfaitement et complètement lorsque je la vois, et aucune connaissance supplémentaire de la couleur elle-même n’est, même en théorie, possible. » Ainsi, dès le début du XXème siècle Russell condense déjà l’intuition au cœur de la révélation : voir la couleur, c’est déjà la connaître pleinement dans son essence phénoménale.
David Lewis dans « Should a Materialist believe in Qualia[4] » analyse la révélation en termes de « qualia ». Le qualia désigne le caractère phénoménal de notre expérience consciente — quel effet cela fait de voir le rouge de Newman ? Ainsi, différents types d’expériences se différencient par leurs qualia. Selon la psychologie du sens commun (folk psychology), nous identifions les qualia de nos propres expériences[5]. Autrement dit, lorsque nous faisons l’expérience d’un certain quale (singulier de qualia), nous savons exactement ce que c’est que de faire cette expérience, et cela dans un sens littéral du verbe savoir ce qu’il est. Si un sujet fait l’expérience d’un quale Q, il sait qu’il est en train d’avoir une expérience comportant ce quale Q, et il conservera ensuite le souvenir de cette expérience spécifique.
Cette connaissance directe — connaissance d’identification — joue un rôle essentiel : elle permet au sujet, après coup, de reconnaître et d’imaginer des expériences du même type. Une expérience nouvelle produit ainsi non seulement un vécu phénoménal singulier, mais également la capacité cognitive de classer, de comparer et de se représenter des expériences analogues. Cette forme de connaissance constitue un exemple de ce que Lewis appelle la « thèse d’identification » (Identification Thesis).
Dans son article, Lewis n’utilise pas le terme de « révélation » et cette absence est justifiée par la position fonctionnaliste du philosophe. Pour Lewis, la conscience est une capacité fonctionnelle — celle de reconnaître, de se souvenir et d’imaginer certaines expériences —, et non une révélation de l’essence de nos états mentaux. L’identification des qualia n’est donc pas une connaissance de leur nature intrinsèque, mais une opération interne à notre système cognitif, dépendante des rôles causaux et dispositionnels qu’ils remplissent. Ainsi, pour Lewis, la connaissance que nous avons de nos expériences phénoménales s’inscrit entièrement dans une perspective physicaliste et fonctionnaliste : elle concerne la manière dont les états mentaux opèrent et interagissent, non la nature ultime de la phénoménalité elle-même.
Pour illustrer sa thèse, Lewis propose l’exemple de l’expérience de goûter la pâte à tartiner australienne Vegemite. Lors d’une telle expérience, le sujet peut avoir diverses pensées et acquérir un certain nombre de connaissances : « Cette expérience est intéressante », « J’ai déjà fait cette expérience », « Cela ressemble à l’expérience de goûter la pâte britannique Marmite », etc. Parmi ces pensées, Lewis souligne une en particulier : « Je sais (maintenant) exactement quel est le caractère phénoménal de l’expérience de goûter le Vegemite. » L’expérience elle-même, en produisant cette connaissance identificatoire, ne révèle pas nécessairement la nature essentielle du quale ; elle confère plutôt au sujet des compétences cognitives et dispositionnelles lui permettant de gérer et de comparer des expériences analogues. Ainsi, l’exemple du Vegemite illustre parfaitement la distinction opérée par Lewis entre accès phénoménal immédiat et connaissance fonctionnelle : bien que nous puissions identifier les qualia de nos expériences, cette identification reste encadrée par des rôles causaux et cognitifs, et ne conduit pas à une révélation ontologique de la conscience.
Ainsi, l’analyse de Lewis met en évidence une distinction essentielle entre une connaissance médiatisée par des concepts et des descriptions, et la connaissance immédiate que nous avons de nos propres états phénoménaux. Ce contraste prépare le terrain pour la réflexion contemporaine sur la nature non conceptuelle et possiblement essentielle du savoir phénoménal.
Chez Lewis, le savoir phénoménal reste fonctionnellement inscrit dans le cadre de la psychologie du sens commun : même si nous « savons exactement ce qu’est » un quale, cette connaissance demeure enracinée dans des dispositions cognitives à reconnaître, à se souvenir ou à imaginer des expériences similaires. Le quale n’est donc pas conçu comme une entité révélant directement son essence ontologique, mais comme l’occupant d’un rôle fonctionnel à l’intérieur d’un système cognitif.
En revanche, pour David Chalmers, la thèse de la révélation exprime précisément l’irréductibilité de la conscience phénoménale à toute description physique ou fonctionnelle. Selon Chalmers, lorsque nous faisons l’expérience d’un quale — par exemple, percevoir le rouge d’un tableau —, la nature de cette expérience nous est donnée intégralement : elle se manifeste de manière immédiate à la conscience. L’expérience phénoménale ne se contente donc pas de produire des capacités cognitives ou dispositionnelles ; elle révèle directement ce qu’est la qualité vécue elle-même.
Là où Lewis voit dans les qualia les occupants d’un rôle fonctionnel défini par notre psychologie du sens commun, Chalmers y voit des propriétés fondamentales de la réalité, irréductibles à tout mécanisme physique ou fonctionnel. Pour lui, l’accès que nous avons à nos propres expériences est épistémiquement privilégié : c’est un accès de première personne, immédiat, qui ne peut être reconduit à la perspective objective des sciences naturelles.
Ce désaccord renvoie à une divergence plus profonde quant à la nature de la connaissance phénoménale. Pour Lewis, elle s’inscrit entièrement dans un cadre physicaliste : elle peut, en principe, être expliquée par les relations causales et fonctionnelles qui structurent notre système cognitif. Pour Chalmers, au contraire, elle met en évidence une lacune explicative — le Hard Problem of Consciousness —, c’est-à-dire l’impossibilité de déduire, à partir des faits physiques, le caractère subjectif de l’expérience vécue.
Le contraste entre Lewis et Chalmers met en évidence une distinction conceptuelle décisive entre connaître et comprendre la conscience. Chez Lewis, la connaissance des qualia relève d’un savoir d’identification. Chalmers, au contraire, soutient que l’expérience phénoménale nous donne accès à un type de compréhension irréductible à la connaissance fonctionnelle. Lorsque nous faisons l’expérience du rouge ou du goût du Vegemite, nous comprenons de l’intérieur ce que c’est que d’avoir cette expérience : cette compréhension ne passe pas par la possession de concepts ou de propositions, mais par un accès direct et introspectif à la nature du vécu. Pour Chalmers, cette compréhension phénoménale ne peut être expliquée en termes purement physiques ou fonctionnels, car elle relève d’un mode de saisie révélateur de l’essence des propriétés phénoménales.
Ainsi, connaître la conscience, au sens de Lewis, revient à décrire et à classer ses manifestations fonctionnelles ; comprendre la conscience, au sens de Chalmers, consiste à saisir son être même, à travers l’expérience vécue. Nous connaissons le monde extérieur en l’expliquant, mais nous comprenons la conscience en la vivant. Cette distinction, loin d’être purement lexicale, engage deux visions de la connaissance elle-même : l’une, objective et explicative ; l’autre, subjective et intuitive. Elle délimite le champ de ce que la philosophie de l’esprit cherche à penser — à savoir, non seulement comment nous connaissons la conscience, mais surtout comment nous la comprenons.
[1] The Conscious Mind : in Search of a Fundamental Theory, 1996, trad. Française, L’esprit Conscient, Dtéphane dunand, Ithaque, 2010, p. 21. Traduction légèrement modifiée.
[2] “How to Speak of the Colors” 1998, in Philosophical Studies, 68 (3), p. 221–263.
[3] Problems of Philosophy, 1912 ; trad. française, Problèmes de philosophie, 1989, éditions Payot, 1989, chapitre 5.
[4] AustralasianJournal of Philosophy, 73, p. 140-144.
[5] Pour un avis diamétralement opposé, voir Pascal Ludwig dans « Un éliminativisme sans illusion », 2023, Klesis, 55.