Si l’on admet que ce que nous percevons du monde, ce que nous pensons ou ressentons s’accompagnent de propriétés phénoménales auxquelles le sujet a un accès direct, alors la manière dont on caractérise ce phénomène — qu’on le considère comme un « tour de magie[1] » (Nicholas Humphrey), comme une illusion (Keith Frankish), ou qu’on affirme qu’aucune alternative au fonctionnalisme, qu’il soit computationnel ou biologique[2], n’est concevable (Matthias Michel) — n’est, d’un point de vue ontologique, d’aucune incidence : en effet, la réalité de la conscience phénoménale relève d’une perspective en première personne, irréductible à toute description en troisième personne, et les prétentions explicatives de la métaphysique réductionniste se révèlent impuissantes à en rendre compte. Tel est le Credo du réaliste.
Depuis Gilbert Ryle[3], l’étude philosophique de l’esprit consiste à se détourner de la perspective en première personne pour privilégier une description des comportements et des dispositions qui en manifestent les fonctions. Il s’agissait, pour Ryle, d’éliminer la « machine fantomatique » issue du système cartésien des deux substances. En traitant l’esprit comme une « chose » ou une entité parallèle au corps, le dualisme des substances commettait ce que l’on nomme une erreur de catégorie. Comme l’écrit Ryle, « l’esprit n’est pas dans l’espace, ne se meut pas, n’est pas une modification de la matière et n’est pas accessible à l’observation publique […] il n’est pas le rouage d’une horloge, mais il est un rouage de quelque chose qui n’est pas une horloge ». L’analyse dispositionnelle des attributions mentales offrait alors l’avantage de rendre intelligible non pas ce qu’est l’esprit en soi, mais ce qu’il fait, c’est-à-dire les modes de comportement et les capacités qu’il manifeste. Dès lors, en adoptant une approche objectivante — fondée sur les propriétés physiques et comportementales observables — il devenait possible de rendre compte du mental selon les mêmes principes explicatifs que ceux appliqués aux autres phénomènes naturels.
Le fonctionnalisme — aujourd’hui paradigme dominant en philosophie de l’esprit — peut être compris comme le prolongement conceptuel et méthodologique du renversement opéré par Ryle. En privilégiant la description des états mentaux en termes de rôles fonctionnels dans un système cognitif, c’est-à-dire à travers leurs relations causales avec les entrées sensorielles, les sorties comportementales et les autres états internes, il propose une naturalisation de l’esprit indépendante de toute assise biologique spécifique[4]. Ce cadre théorique se révèle ainsi compatible avec des systèmes artificiels, ouvrant la voie à l’hypothèse d’une conscience possible des artefacts.
Mais de quoi parlons-nous, au juste ? Peut-on véritablement appréhender ce que l’on reconnaît comme n’étant pas situé dans l’espace ? L’esprit ne paraît « spatial » qu’en raison de sa corrélation avec le corps — plus précisément avec le cerveau —, lequel, lui, est effectivement localisé dans l’espace. Ainsi, si je peux voir le corps de mon voisin, son esprit, en revanche, n’est jamais donné directement : il ne peut être appréhendé que par inférence. Lorsque, par exemple, il souffre d’une rage de dents, je peux constater les contorsions de son visage, mais la douleur elle-même m’échappe. Dire que mon voisin souffre relève certes d’une inférence, mais d’une inférence vers quelque chose de réel auquel je n’ai qu’un accès indirect — quelque chose qui existe par soi, et non simplement comme la modification d’un autre être.
En ce sens, l’expérience consciente se distingue par son autonomie ontologique : elle n’a besoin de rien d’autre pour être conçue. Vivre un état de conscience, c’est en effet connaître immédiatement tout son caractère, dans la mesure même où l’on est cet état de conscience à l’instant où il se déploie.
La théorie de l’identité esprit-cerveau, développée en réponse aux limites du béhaviorisme, reconnaît que toute expérience consciente ou sensation correspond à un événement interne susceptible de produire un comportement observable. Cependant, contrairement au dualiste, le partisan de la théorie de l’identité ne postule pas un principe immatériel : il identifie cet événement à un état neurophysiologique du cerveau.
Du point de vue réaliste, ni la théorie de l’identité ni le fonctionnalisme ne parviennent à saisir la nature propre de l’expérience consciente. Dans le premier cas, l’identification des états mentaux à des états physiques repose sur une identité problématique entre deux domaines hétérogènes : celui du vécu subjectif et celui du processus neurophysiologique. Dès lors, la prétention à une identité ontologique se heurte à une phénoménologie que l’argument physicaliste ne peut éliminer. Dans le second cas, le fonctionnalisme, en définissant les états mentaux exclusivement par leurs rôles causaux au sein d’un système, laisse hors de son champ explicatif la dimension qualitative et subjective de l’expérience — ce que Thomas Nagel désigne comme le « what it is like ». C’est précisément sur ce point que Jaegwon Kim soutient que le physicalisme, bien que « presque vrai », demeure incapable d’intégrer les qualités phénoménales de la conscience, celles-ci échappant par essence à toute formalisation fonctionnelle[5].
Ces approches physicalistes s’inscrivent dans une démarche fondamentalement objective, qui, de ce fait, ne parvient pas à rendre pleinement compte du phénomène de la conscience. En réalité, ni la théorie de l’identité ni le fonctionnalisme ne cherchent à élucider la nature intrinsèque de la conscience ; elles se limitent à préciser les corrélations entre états mentaux et états cérébraux. Adoptant une perspective en troisième personne, ces modèles tendent à considérer que l’exploration du point de vue subjectif relève d’un détour inutile, voire d’une impasse méthodologique.
Ainsi, dans La conscience expliquée[6], Daniel Dennett soutient que la perspective objective suffit à l’étude de la conscience, tout comme elle suffit à l’étude de tout autre phénomène naturel — le métabolisme, la reproduction ou la digestion, par exemple. Selon lui, « ce que cela fait » d’être un organisme conscient ne représente qu’un « grain de sable », une illusion phénoménologique dépourvue de signification scientifique véritable. L’apparente arrogance de cette position ne traduit pas tant une provocation philosophique qu’une conséquence inhérente à l’adoption d’un point de vue strictement objectif[7].
En reléguant la conscience à de simples dispositions fonctionnelles ou à des états purement physiques, ces théories ont ouvert la voie à des prolongements métaphysiques pour le moins singuliers. Malgré la force de l’évidence phénoménale — cette conviction irréductible, partagée par tout sujet conscient, que la conscience existe bel et bien —, cette certitude se trouve aujourd’hui frontalement remise en cause par la thèse illusionniste. Cette position, pour le moins déroutante, ne nie pas l’existence de l’expérience phénoménale en tant que phénomène vécu, mais soutient qu’elle n’est qu’une impression trompeuse, une illusion cognitive particulièrement tenace — à l’image de l’illusion de Müller-Lyer.
Une telle conclusion ontologique, selon laquelle nos vécus conscients ne posséderaient aucune réalité autonome, semble moins découler d’une découverte empirique que d’une limitation constitutive du paradigme physicaliste. En effet, la science physique, par son orientation méthodologique, tend à n’accorder de réalité qu’à ce qui peut être objectivé, mesuré et intégré à une description en troisième personne. Ce réductionnisme ontologique conduit alors à considérer que tout ce qui échappe à ses instruments conceptuels — et la conscience, en tant que phénomène immédiatement donné à la première personne, en est le cas paradigmatique — ne relève pas véritablement de l’ordre du réel. En réalité, ce n’est peut-être pas la conscience qui est illusoire mais le cadre épistémologique qui, faute de pouvoir en rendre compte selon ses propres critères, prétend la nier.
Ce ne serait pas la première fois, dans l’histoire des idées, que les avancées de la science entrent en conflit avec les évidences du sens commun. Les débats portant sur la nature des objets physiques, sur la réalité du « moi » ou sur la possibilité du libre arbitre témoignent de cette tension féconde entre intuition ordinaire et conceptualisation scientifique. Cependant, lorsque la question porte sur l’expérience consciente elle-même, la situation prend une tournure singulière : la science, par ses méthodes objectives, ne peut réfuter l’existence du phénomène qu’elle prétend expliquer. Ainsi, l’illusionnisme contemporain — tel qu’on le trouve chez Dennett ou Frankish et Kammerrer — s’entend comme une inférence métaphysique issue du cadre physicaliste lui-même. Autrement dit, la négation de la conscience ne découle pas d’une découverte scientifique, mais d’une extrapolation philosophique interne à la science, révélant moins une vérité sur la conscience qu’une limite du paradigme objectiviste à la saisir.
[1] Nicholas Humphrey, Soul Dust: The Magic of Consciousness, Princeton University Press, 2012.
[2] Voir Ned Block, « Can only meat machines be conscious? », Trends in Cognitive Sciences, Octobre 2025 ; « Bet on functionalism. Behavioral and Brain Sciences. Commentary on Seth » “Conscious artificial intelligence and biological naturalism”, 2025.
[3] 1949, The Concept of Mind, trad. Française S. Stern-Gillet, La notion d’esprit, 1978, Payot, nouvelle édition de poche, préface de J. Tanney, Payot et Rivages, 2005.
[4] Ibid., Ned Block, 2025.
[5] Physicalism or Something near Enough, Princeton University Press, 2005.
[6] Consciousness Explained, 1991,Trad. Française Pascal Engel, Odile Jacob, 1993.
[7] Dans « Quining Qualia », Consciousness in Modern Science, Marcel, A. & Bisiach, E. (éd.) Oxford University Press, 1988, Dennett ne nie pas la réalité de l’expérience consciente, il ne nie pas qu’il se passe quelque chose dans les organismes mais ce qui est pensé à ce niveau demeure confus.