Introspection et infaillibilité

On peut définir l’introspection comme une manière de regarder à l’intérieur de soi. De la sorte, elle est liée à la conscience et nous permet d’approcher une certaine forme de connaissance de soi.

MAGRITTE, La reproduction interdite (Portrait d’Edward James), 1937

Si je pense, par exemple, à mon aïeule aujourd’hui disparue, je peux dire que « je sais » que je suis en train de penser à elle. Cette expérience illustre une connaissance directe de ce qui se passe dans mon esprit à ce moment précis. Autrement dit, j’ai accès à mes pensées de manière immédiate. De plus, cette connaissance n’est pas le résultat d’une perception car je ne vois pas dans mes pensées comme je vois des objets physiques, pas plus que ce n’est en observant mon comportement qui, par déduction me permettrait de déduire ce que je pense.

Ainsi, la connaissance par introspection qui me permet de connaître un état mental apparaît quelque peu différente des autres manières de connaître le monde extérieur.

Il va de soi que nous avons connaissance de nos propres pensées. Par ailleurs, la tradition philosophique — sans qu’il existe pour autant un véritable consensus à ce sujet — identifie généralement trois critères épistémologiques caractéristiques de ces phénomènes mentaux : la connaissance directe, le privilège de la première personne et l’infaillibilité.[1].

Lorsque je cherche à savoir si je fais, à l’instant même où je pense à mon aïeule, l’expérience d’un état de conscience, je n’ai nul besoin d’élaborer un raisonnement : l’émotion liée à cette évocation surgit aussitôt. De même, si j’évoque la sensation du baiser qu’enfant je posais sur sa joue — ce qu’alors j’éprouvais au contact de la texture singulière de sa peau contre mes lèvres — cette impression se manifestait immédiatement. Et le trait sensible de sa réactualisation — je ne parle pas des images que produit ma mémoire — bien qu’elle revienne sur un événement passé, est aussi vécu directement dans l’instant.

S’il existait une photographie attestant du baiser donné à mon aïeule, celui qui la contemplerait accèderait bien au fait lui-même et pourrait décrire la scène — en mode de troisième personne —, tout comme je le fais lorsque j’en évoque le souvenir. Mais il demeurerait radicalement privé de la connaissance intime, de l’émotion suscitée et de la qualité vécue de cette expérience, qui relèvent exclusivement du privilège de la première personne à un moment donné. Autrement dit, l’asymétrie entre celui qui éprouve une expérience consciente et celui qui n’en observe que les traces objectives — fût-ce avec la précision que fournirait une imagerie neurobiologique — reste absolument irréductible.

Si l’expérience du baiser donné à l’aïeule illustre pleinement la conscience phénoménale et peut, à ce titre, être classée parmi les qualia sensoriels et émotionnels qui soutiennent l’idée de connaissance directe et de privilège de la première personne, on pourrait juger le critère d’infaillibilité d’un intérêt limité. Pourtant, l’effet produit par un tel acte — même lorsqu’il m’est difficile de le qualifier précisément lors de l’introspection — demeure infaillible en lui-même : on ne saurait en douter sans contradiction. Les croyances phénoménales fondées sur l’introspection, parce qu’elles relèvent exclusivement de l’expérience vécue en première personne, ne peuvent être rectifiées par autrui. Si un aspect de l’acte pouvait être faillible il pourrait concerner la cause de cette sensation ou son interprétation ou encore la mémoire de cette expérience, mais pas la qualité phénoménale qui ne peut être fausse. En ce qui concerne l’émotion, sa fausseté ne pourrait quant à elle concerner que sa compréhension. En effet, si je me trompais complètement en pensant ressentir de la tendresse pour mon aïeule alors que plus tard, je réalise qu’il s’agit d’un malaise ou que le souvenir de ce baiser est en partie reconstruit, le vécu phénoménal demeurerait néanmoins infaillible. En réalité, toute erreur possible à ce sujet ne concerne pas l’expérience elle-même[2].

En adoptant une attitude introspective envers une expérience et en réfléchissant à la manière dont je pourrais la décrire peut-être que tout ce que je pourrais en dire serait que ça ressemble à « cela » et je pointerais l’expérience elle-même. Affirmant une telle chose, ne suis-je pas en train de reconnaitre, à l’instar de Chalmers[3], que la nature de la conscience nous est révélée dans l’introspection ?

Lorsque j’accède à la qualité phénoménale suscitée par la sensation du baiser donné à l’aïeule, je formule cette révélation à travers un concept phénoménal. Un tel concept n’est ni descriptif, ni scientifique, ni fonctionnel, ni partageable : il est purement subjectif. En portant attention à cette qualité, je peux ainsi en venir à connaître sa nature réelle. Dès lors, on peut dire que le fait même de faire cette expérience me place dans une position privilégiée : celle d’être en mesure de connaître la nature de cette expérience[4].

On peut toutefois se demander si le fait de connaître l’essence d’une expérience tout en n’étant capable d’en dire rien d’autre que « c’est cela », en désignant simplement l’effet qu’elle produit, ne revient pas à n’en proposer qu’une référence plutôt qu’une véritable saisie. En effet, parler d’une propriété sans en expliciter la constitution ne consiste pas à produire un prédicat qui la capture, mais seulement un prédicat qui y renvoie. Autrement dit, j’éprouve et je comprends directement ce qu’est la qualité phénoménale du baiser donné à l’aïeule, mais je demeure incapable d’en formuler un énoncé qui en capture l’essence.

Définissons l’essence comme ce qui fait qu’une chose est ce qu’elle est[5]. Le caractère ineffable d’un quale doit-il nous conduire à penser que, puisque nous sommes incapables d’en donner une définition précise, nous ne pouvons même pas nous référer à son essence, ni prétendre connaître quoi que ce soit à son sujet ?

Une métaphysique sérieuse impose de distinguer strictement les prédicats des propriétés. En effet, tous les prédicats ne renvoient pas à une propriété. Lorsqu’un prédicat s’applique réellement à une chose, il le fait en vertu du fait qu’il désigne une propriété que cette chose possède. Ainsi, connaître l’essence d’une propriété revient à produire une proposition qui non seulement renvoie à cette propriété, mais la définit véritablement. La question est donc de savoir si une telle définition est possible pour une occurrence de propriété phénoménale (un quale).

Considérons à cet égard, par exemple, deux prédicats relatifs à la propriété de circularité :

1/ être circulaire c’est former une courbe  fermée constituée de points situés à égale distance d’un point appelé centre.

2/ être circulaire c’est avoir la forme qui fait d’une chose un cercle.

Le premier prédicat capture véritablement l’essence de la propriété d’être circulaire, tandis que le second ne fait qu’y renvoyer sans la définir. Capturer l’essence d’une propriété consiste en effet à décrire ce qui la constitue, c’est-à-dire à expliciter ce qui fait qu’une chose est ce qu’elle est (comme dans le premier prédicat). En revanche, l’introspection — ou l’accointance avec une occurrence de propriété phénoménale — établit un mode de connaissance qui saisit cette propriété sans pour autant la capturer dans un énoncé linguistique. Dans ce cas, l’essence est accessible, mais demeure inexprimable.

Dans le cas du baiser à mon aïeule, ce que je saisis immédiatement est l’effet que cela fait : le contact singulier avec sa peau, l’émotion inhérente au geste, la tonalité particulière du souvenir. Autrement dit, j’accède à l’essence du phénomène, bien que je sois incapable d’énoncer un prédicat qui en capture l’essence. On peut ainsi soutenir que cette connaissance par accointance est irréductible à la connaissance propositionnelle.

En pensant, par accointance, qu’une expérience est comme « ceci », le démonstratif sert de substitut qui renvoie directement à l’occurrence de la propriété en question. Dans cette perspective, l’introspection fournit un mode particulier de connaissance à caractère « révélateur », portant précisément sur l’essence de l’expérience[6].

Une telle distinction devient pertinente lorsqu’il est question de l’infaillibilité des qualia. Il m’est en effet impossible de me tromper quant à l’effet phénoménal que j’éprouve par accointance, même si je suis incapable d’en fournir une caractérisation linguistique adéquate. En revanche, je ne suis pas infaillible lorsque j’essaie d’en décrire cet effet. La conjonction de cette évidence et de cette forme d’infaillibilité rouvre alors l’épineuse question de la distinction entre l’apparence et la réalité des expériences conscientes.



[1] Voir, Philosophy of Mind, Jaegwon Kim, Westview Press, 2006, trad. française sous la direction de Mathieu Mulcey, Philosophie de l’esprit, 2008, p. 20-24 ; également l’article de Pascal Ludwig Michel, Matthias (2017), «Introspection (A)», dans Maxime Kristanek (dir.), l’Encyclopédie philosophique.

[2] Je n’aborde pas ici, la conséquence majeure sur la connaissance du corps, quand Decartes affirme que l’esprit est « plus aisé à connaître que le corps », Méditations II ; ou, autre conséquence majeure qu’illustre S. Kripke dans Namming and Necessity, sur l’impossible distinction entre l’apparence et la réalité des qualia.

[3] « The Combination Problem for Panpsychism », in G. Brüntrup and J. Jaskolla (eds.), Panpsychism: Contemporary Perspectives, Oxford: OUP, 2016, p. 190.

[4] D. Stoljar, « Russellian Monism or Nagelian Monism? », In T. Alter and Y. Nagasawa (eds.) Consciousness in the Physical World: Perspectives on Russellian Monism, New York: Oxford University Press 2009, p. 115.

[5] J’opte, à l’instar de K. Fine, pour une explication définitionnelle réelle de l’essence. Voir Kit Fine, « Essence and Modality », Philosophical Perspectives 8, 1994. Pour une discussion autour de l’essence, voir l’intervention de de Vincent Grandjean et P. Drapeau-Contim au collège de France, 2021.

[6] Pour approfondir, voir les travaux d’Anna Giustina et de Michelle Liu sur l’accointance et l’introspection.

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