La question de Gustav Theodor Fechner
La philosophie contemporaine de la botanique se structure autour d’un débat complexe opposant, d’une part, les partisans d’une explication strictement réductionniste des phénomènes du vivant et, d’autre part, Les approches qui cherchent à comprendre ce qui motive le comportement des plantes[1]. Ces dernières, en s’écartant du cadre matérialiste exclusif imprégné d’un esprit béhavioriste, ouvrent la voie à des perspectives de recherche élargissant les notions de communication, de mémoire, voire d’intelligence végétale, jusqu’à interroger la possibilité même d’une forme de conscience.
Au XIXème siècle, dans un ouvrage intitulé Nanna, ou la vie psychique des plantes[2], Gustav Theodor Fechner (1801–1887) remettait en question les fondements d’un matérialisme inflexible en affirmant l’universalité de la conscience qui, selon le physicien, anime chaque forme de vie. 150 ans après la parution de son livre, la pensée de Fechner conserve une étonnante actualité et entre en résonance avec l’un des problèmes majeurs et toujours débattus de la philosophie de l’esprit : celui du statut de la conscience. Son panpsychisme[3], fondé sur l’idée d’une incomplétude constitutive des sciences physiques, s’inscrit dans une tentative de réhabilitation d’une croyance ancestrale — celle d’une vie intérieure des plantes. À l’instar de Thomas Nagel interrogeant l’expérience subjective d’une chauve-souris, Fechner sous-entend une autre question : Qu’est-ce que cela fait d’être un nénuphar ? Une telle interrogation, aussi poétique soit-elle, mérite d’être replacée dans le cadre des débats contemporains sur la conscience dite « phénoménale » et la limite des approches matérialistes au sujet du vivant.
À la page 75 de son livre, Fechner écrit : « Par une chaude journée d’été, me trouvant au bord d’un étang, j’observais un nénuphar (Nymphaea alba) qui avait déployé ses feuilles en une surface lisse sur l’eau et qui se dorait au soleil avec ses fleurs grandes ouvertes. Quel bien-être ce serait pour cette plante, me disais-je, elle qui baigne en haut dans le soleil, en bas dans l’eau fraîche, si elle sentait un tant soit peu le soleil et la baignade. Et pourquoi, me demandai-je aussi, la fleur ne devrait-elle rien sentir de tout cela ? »
Dans l’article[4] devenu canonique de 1974, Thomas Nagel met en lumière l’irréductibilité de la subjectivité de la conscience. À partir de l’observation de chauves-souris logeant sous les toits de sa maison, il montre que, malgré une connaissance exhaustive de leur comportement et de leur physiologie, nous restons fondamentalement incapables d’accéder à leur expérience vécue. Ce que cela fait d’être une chauve-souris ne peut être saisi depuis une perspective extérieure. La conscience, en tant qu’expérience en première personne, échappe par nature à toute description objective.
La chauve-souris est pour Nagel un exemple méthodologiquement stratégique : assez proche de l’humain pour justifier la comparaison — en tant que mammifère — mais suffisamment étrangère, notamment par son mode de perception par écholocation, pour illustrer l’altérité radicale de l’expérience vécue. Ainsi, nous pouvons décrire avec précision le fonctionnement de son cerveau et de son système perceptif et sensoriel, mais cette connaissance objective ne nous approche en rien de ce que cela fait d’être une chauve-souris.
En se demandant s’il y a quelque chose que cela fait d’être un nénuphar, Fechner choisit délibérément un organisme radicalement éloigné de l’humain sur l’échelle du vivant. Par ce décentrement extrême, il pousse à son paroxysme l’effort spéculatif : penser une subjectivité là où toute ressemblance avec l’observateur s’efface.
Mais dans quelle mesure les avancées récentes en neurobiologie végétale confirment-elles, prolongent-elles ou au contraire s’écartent-elles de l’intuition panpsychiste de Fechner ?
[1] Pour approfondir ces questions, voir la bibliographie de la Philosophie du végétal, textes réunis par Quentin Hiernaux, Vrin, 2021 ; en particulier Francis Hallé, Eloge de la plante, Edition du Seuil, 1999 ; Quentin Hiernaux, Du comportement végétal à l’intelligence des plantes, Editions Quæ, 2020 ; Stefano Mancuso, L’intelligence des plantes, trad. fr. R. Temperini, Albin Michel, 2018.
[2] Éditions de l’éclat, traduit et présenté par Gaël Cheptou, 2024.
[3] Pour un développement sur le panpsychisme de Fechner, voir le livre de Frederic Nef, L’esprit vivant de la nature, Les éditions du Cerf, 2025.
[4] Dans une nouvelle traduction de Yann Schmitt, parue en mai 2025.