Au-delà du neurocentrisme
Pour défendre l’idée que les plantes possèdent une vie intérieure, Fechner mobilise donc comme le font aujourd’hui les tenants de la neurobiologie végétale, un ensemble d’analogies tirées de leur structure et de leur comportement. Chez l’animal, qu’il soit humain ou appartenant à une autre espèce, l’existence d’un système nerveux chargé de centraliser les informations sensorielles issues du corps et de l’environnement constitue un indice privilégié de la capacité à faire l’expérience de phénomènes conscients. Les plantes, dépourvues d’un tel système et d’une organisation organique comparable à celle des animaux dits « supérieurs », pourvus d’un cerveau et d’organes sensoriels, semblent de prime abord exclues de cette possibilité. Fechner refuse cependant — comme les tenants de la neurobiologie végétale — de leur dénier toute forme de conscience sur ce seul fondement. Mais, en l’occurrence, ne cède-t-il pas là à un biais anthropocentrique ?
Au cœur de la réflexion sur la conscience phénoménale se situe mon expérience subjective singulière à partir de laquelle il n’est pas déraisonnable de soutenir une thèse réaliste que je peux étendre et réserver à mes congénères humains — voire généreusement aux primates et à quelques mammifères supérieurs. Cette expérience subjective apparaît dès lors comme un certain privilège propre à l’espèce et marque une frontière implicite dans l’attribution de la conscience. Ainsi, la thèse réaliste, si elle demeure enfermée dans ce cadre anthropocentrique, risque de constituer un biais exclusif qui empêche de penser la conscience dans sa diversité biologique, qu’il s’agisse d’animaux éloignés de nous ou, plus radicalement, des plantes. C’est en examinant méthodiquement chaque dimension de l’analogie avec les autres organismes que Fechner s’efforce, au contraire, de montrer que le véritable danger n’est pas d’accorder aux plantes une vie sensible, mais de réserver l’accès au monde phénoménal à l’espèce que nous tenons pour supérieure.
Tout au long de Nanna, Fechner plaide alors pour une redéfinition de la conscience qui dépasse les frontières traditionnellement tracées par un certain neurocentrisme. Selon lui, la conscience ne saurait être réservée aux organismes pourvus d’un système nerveux centralisé et doit être envisagée comme une propriété potentiellement présente dans l’ensemble du vivant. Cette ouverture conceptuelle implique de réviser les critères qui permettent d’attribuer la conscience à des individus et de privilégier une approche fondée sur l’analogie fonctionnelle plutôt que sur la seule similitude anatomique.
Ainsi, Fechner invite à considérer un ensemble de fonctions fondamentales que l’on retrouve, sous des formes variées, dans les différents règnes du vivant : la capacité à réagir à des stimuli, le maintien d’une organisation interne stable, le mouvement ou encore des modes de communication — qu’il s’agisse d’un langage articulé chez l’humain ou de signaux chimiques chez les plantes. En mettant l’accent sur ces invariants fonctionnels, il cherche à montrer que la diversité des structures biologiques ne saurait occulter l’unité profonde des manifestations de la vie intérieure.
La question de ce que peut ressentir un nénuphar peut sembler absurde pour un scientifique qui considère que l’émergence de la conscience chez les animaux dépend d’un cerveau d’une complexité structurelle et fonctionnelle élevée. Pour un tel scientifique, attaché à un matérialisme strict, le concept de conscience phénoménale, tel que l’évoque Fechner, pourrait bien apparaître dépourvu de sens. Bien que l’on reconnaisse aux plantes leur capacité remarquable à transformer la lumière, le dioxyde de carbone et l’eau en composés carbonés complexes soutenant toute vie multicellulaire sur Terre, elles n’ont pas besoin de conscience pour accomplir ces fonctions. Postuler l’existence d’une vie psychique chez les plantes serait donc perçu comme de la mauvaise science[1].
Fechner, à l’instar de Leibniz, Whitehead ou Schrödinger, était un scientifique[2] panpsychiste, c’est-à-dire un défenseur d’une doctrine qui concilie l’idée de la conscience dans la nature avec le matérialisme, sans sombrer dans un idéalisme immatériel[3]. Forte de son autorité scientifique, la question qu’il pose au sujet de ce que pourrait « ressentir » un nénuphar s’inscrit dans un projet qu’il estime compatible avec les exigences de la science. Lorsqu’il s’interroge sur ce que cela fait d’être un nénuphar, Fechner ne se contente pas de mobiliser une métaphore ou de décadenasser un concept jusque-là réservé aux animaux. En réalité, loin d’un simple procédé rhétorique ou d’un usage pluraliste du terme de conscience, son propos témoigne d’un engagement ontologique : il soutient l’idée que la réalité est porteuse de propriétés fondamentales de type psychique, lesquelles ne sont pas localisées dans un organe particulier, mais se trouvent diffusées dans l’ensemble du vivant.
Ce panpsychisme spéculatif s’appuie sur une analogie fonctionnelle. Fechner observe que les plantes réagissent activement à leur environnement — en s’orientant vers la lumière, en refermant leurs fleurs ou en s’attachant à un support. Ces conduites, loin de se réduire à des mécanismes, sont, selon lui, la manifestation d’une vie intérieure élémentaire. En ce sens, même en l’absence d’un cerveau, les plantes témoignent d’une subjectivité minimale, adaptée à leur propre mode d’organisation.
La neurobiologie étudie les processus cognitifs associés à l’attention, la perception, la mémoire, etc. et elle cherche à identifier les structures et processus cérébraux à la base de l’expérience subjective — les corrélats neuraux. Tout ce qui relève des qualités intrinsèques du phénomène échappe à l’investigation empirique directe. C’est ainsi qu’en réduisant la conscience à des phénomènes fonctionnels, au nom d’un certain réalisme scientifique, l’expérience phénoménale se trouve écartée, voire éliminée au motif qu’elle ne modifie en rien le schéma causal explicatif.
Pourtant notre vie mentale ne se réduit pas à des pensées structurées ; elle comprend également des sensations qui ont un caractère phénoménal auxquelles nous avons accès de manière immédiate et subjective. Lorsque Fechner défend l’existence d’une vie psychique des plantes —qui certes sont des êtres rudimentaires et dont il se garde bien de dire qu’elles pensent —, il l’a défini comme une vie soumise à la sensibilité. Étant donné sa structure écrit-il « la plante est elle-même, et tout entière, un organe sensoriel[4]. » En effet, « Compte tenu de la diversité des influences extérieures auxquelles la plante est soumise et de la multiplicité de ses organes, il y a de bonnes raisons de penser qu’elle ressent une multitude d’impressions sensibles. La lumière, la chaleur, l’humidité, l’agitation de l’air, le contact des insectes, l’influence des substances nutritives et respiratoires…[5] », il s’agit bien là d’autant d’occurrences de ce que la philosophie contemporaine de l’esprit nomme des qualia où des instances de propriétés phénoménales.
Ce type de conscience, vaste et non structurée, peut être attribué aux végétaux de la même façon que nous reconnaissons à autrui des états mentaux, c’est-à-dire par le biais de l’analogie. Attribuer une conscience par analogie ne devient pas contradictoire lorsque nous l’appliquons aux plantes. Cependant, le caractère phénoménal, auquel l’introspection donne un accès privilégié, révèle pour certains une dimension subjective irréductible des états de conscience, tandis que pour d’autres, il constitue une illusion, qui implique une forme de déni. Au cœur de ces deux positions métaphysiques opposées se trouve la difficulté d’accepter que la sensation que l’on éprouve en entrant dans une eau froide un après-midi d’été puisse littéralement être identique à une instance de propriété cérébrale réalisée par une activité neurale localisée dans une région spécifique du cerveau. Cette intuition de distinction[6] que nous expérimentons directement vient alors renforcer, pour certains, la phénoménalité comme composante essentielle de la conscience irréductible au monde physique ; en revanche, pour d’autres, elle conduit — par adhésion à un matérialisme exclusif — à interpréter ce phénomène comme une forme d’illusion, voire les conduit à nier purement et simplement l’existence de telles propriétés.
La position matérialiste standard — dans sa version réductionniste ou fonctionnaliste — peut alors être formulée de la manière suivante :
- Chacun admet vivre des expériences phénoménales subjectives et privées.
- Selon l’hypothèse neurobiologique dominante, ces expériences sont intégralement réalisées par des propriétés physiques sous-jacentes (propriétés neurologiques) assurant un rôle causal et fonctionnel déterminé.
- Non réalisées par un substrat neurobiologique et inutiles à l’explication fonctionnelle, la question de la conscience des plantes est une extravagance.
En revanche, l’hypothèse panpsychiste — dont Fechner est un représentant emblématique — repose sur un argumentaire différent :
- Chacun admet vivre des expériences phénoménales subjectives et privées.
- Ces expériences subjectives (qualia) ne se laissent pas réduire entièrement aux propriétés physiques sous-jacentes et échappent donc à une explication strictement neurobiologique et fonctionnelle.
- Par conséquent, la présence d’un système nerveux ne saurait être considérée comme une condition exclusive de l’émergence de la conscience, en particulier dans sa dimension phénoménale, laquelle pourrait se manifester dans la diversité du vivant.
Par analogie fonctionnelle, Fechner propose donc d’étendre l’hypothèse de la sensibilité aux plantes — le nénuphar, par exemple, individu sensible, baignant « en haut dans le soleil, en bas dans l’eau fraîche et qui sent un tant soit peu le soleil et la baignade. »
[1] Taiz L. et al., 2019. « Plants Neither Possess nor Require Consciousness ». Trends in Plant Science, 24.
[2] Dans le cadre d’une métaphysique moniste, il conçoit les relations entre le physique et le psychique comme les deux aspects d’une même réalité. Zend-Avesta, uber die Dinge des Himmels, Hambourg – Leipzig, 1901.
[3] Op. Cit., F. Nef, L’esprit vivant de la nature, partie 2 « Le panpsychisme et la structure du monde » et et 3 « L’esprit et la matière », 2025.
[4] Op. Cit., Nanna, p.158.
[5] Ibid. p. 154.
[6] Voir David Papineau, Thinking about Consciousness. Oxford: Oxford University Press, 2002 ; Andrew Melnyk, Phenomenal Properties and the Intuition of Distinctness, Oxford: Oxford University Press, 2025.