What is It Like to Be a Water Lily ? (III)

De l’intelligence à la conscience

Dans son ouvrage Plant Behaviour and Intelligence[1], Anthony Trewavas décrit la remarquable diversité des comportements observables chez les plantes[2]. Celles-ci, au moyen d’échanges d’informations chimiques et électriques, communiquent et sont capables de modifier leurs réponses en fonction de certains stimuli. De tels ajustements traduisent l’existence de processus de mémoire et d’apprentissage, témoignant d’une plasticité adaptative qui dépasse l’idée d’une simple réactivité mécanique — ainsi, des expériences menées sur le Mimosa pudica ont montré que cette plante cesse de replier ses feuilles lorsque des stimulations répétées s’avèrent inoffensives, illustrant un processus assimilable à une forme d’apprentissage[3].

Mimosa pudica

Les capacités des plantes, que l’on peut regrouper sous le terme polysémique d’ « intelligence » [4], trouvent leur explication dans une perspective fonctionnelle et adaptative. Sur le plan empirique, et à condition de s’affranchir d’un « mauvais » anthropocentrisme, l’usage du concept d’intelligence pour décrire les comportements végétaux est pertinent du point de vue de l’observateur. Toutefois, dans la mesure où les plantes ne disposent pas de facultés d’abstraction telles que la représentation mentale ou la conscience réflexive, cette « intelligence » ne saurait être assimilée à celle des humains ou des animaux[5]. Adaptée à la gestion de mouvements rapides, l’intelligence végétale repose sur des mécanismes favorisant la survie d’organismes dont les déplacements sont souvent trop lents pour être perçus. Cette apparente immobilité contribue à l’idée que les plantes seraient dépourvues d’intelligence. Or assimiler mouvement et intelligence pourrait bien relever d’un anthropomorphisme erroné : les plantes se meuvent bel et bien, quoique de manière différente.[6] Ainsi, à mesure que les connaissances sur l’intelligence et la cognition végétales progressent, les similitudes entre comportements animaux et végétaux apparaissent de plus en plus manifestes.[7] Dès lors, face aux observations de comportements dits « intelligents » du végétal, n’est-il pas temps de porter un regard critique sur les définitions traditionnelles de l’intelligence, fondées sur des conceptions anthropocentrées ? Interprétons prudemment pour le moment ce terme plurivoque en direction du monde végétal comme une forme d’adaptation, c’est-à-dire comme la capacité d’un organisme à ajuster ses réponses aux conditions de son environnement.

Cependant, l’usage de la notion de « comportement intelligent » engage inévitablement d’autres concepts — tels que l’intention, la sensibilité, la proprioception et la conscience de soi — dont l’application au règne végétal fait débat. En effet, il paraît délicat de définir l’intention indépendamment d’une finalité, laquelle suppose généralement un état de conscience. L’examen du comportement d’une plante grimpante, comme la vigne, en fournit toutefois un exemple éclairant : après avoir détecté un support potentiel, s’être orientée vers lui puis enroulée autour de ce dernier, la plante poursuit manifestement un objectif, celui d’exposer ses feuilles à la lumière[8]. C’est ce type d’observation qui a conduit Fechner à écrire : « La plante est un être avide de lumière ; elle emploie tous les moyens dont elle dispose pour se placer dans la meilleure direction possible par rapport à la lumière. » Dès lors, si l’on reconnaît un tel comportement comme dirigé vers une fin, l’hypothèse d’une intention végétale ne saurait être jugée entièrement aberrante — hypothèse qui constitue, en retour, un premier pas vers la question de la conscience. Charles Minot, au début du XXème siècle, affirmait, d’un point de vue strictement biologique que « La conscience est un dispositif permettant de réguler les actions des organismes pour atteindre des objectifs qui leur sont utiles et qui sont donc téléologiques.[9] » — pensait-il aux problèmes que doit résoudre la vigne ?

Cette forme d’intelligence fondée sur le comportement peut, pour le biologiste, être associée ou non à la conscience. En effet, les états conscients, en tant que fondement interne du comportement, sont susceptibles de jouer un rôle dans sa production. Ce type de conception de la conscience correspond à ce que Chalmers nomme le « concept psychologique » de l’esprit et qu’il s’accompagne ou non d’une expérience phénoménale importe relativement peu.[10] Cependant, cette approche fonctionnelle de la conscience se heurte, dans le cas des plantes, à une objection récurrente : leur absence de cerveau.

Chez les animaux, la destruction du cerveau et du système nerveux entraîne la disparition de toute activité psychique. Dès lors, on pourrait être tenté de conclure que, chez les plantes, dépourvues par nature de nerfs et de cerveau, la vie psychique est inconcevable. Fechner juge cette conclusion erronée. Il écrit : « Qu’y a-t-il donc de si particulier dans la nature des nerfs, aptes à assurer ou transmettre l’activité psychique ? La matière fibreuse des plantes me semble tout aussi apte à la faire.[11] » Il nous invite donc à repenser la notion même de sensibilité et de vie intérieure en l’absence de système nerveux et propose de considérer d’autres critères, tels que la capacité à réagir à des stimuli, à préserver une organisation interne dynamique ou encore à manifester des comportements adaptatifs. Plus d’un siècle et demi plus tard, le philosophe de la biologie Paco Calvo défend l’idée que l’absence de structures analogues au système nerveux animal n’exclut pas que les plantes aient développé d’autres dispositifs remplissant des fonctions comparables à celles de la conscience fonctionnelle[12]. D’ailleurs, n’est-il pas remarquable que certains organismes primitifs, dépourvus de tout système nerveux, présentent néanmoins des comportements sophistiqués que nous associons habituellement à l’existence d’un tel système[13] ?

Un second aspect de la conscience se manifeste lorsqu’on aborde la sensibilité, ou plus largement le mode de perception d’un individu, qui induit une réaction interne et renvoie, au-delà de sa seule dimension fonctionnelle, à une forme d’expérience vécue —l’aspect phénoménal de la conscience[14]. Selon la perspective scientifique dominante, un tel type de conscience suppose l’existence d’une structure nerveuse ou la capacité à élaborer des intentions représentationnelles. Toutefois, lorsqu’il est question de cette dimension phénoménale, le débat se déplace vers un autre champ de recherche, marqué par une controverse d’une nature différente. On est cependant en droit de se demander si la distinction entre deux types de conscience correspond à une réalité ontologique ?


[1] Oxford University Press, 2014.

[2] « The Varieties of Plant Behaviour » dans Plant Behaviour and Intelligence, oxford University Press, 2014, p.83-92, trad. fr., Philosophie du végétal, Quentin Hiernaux, 2021.

[3] Op Cit., Plant Behaviour and Intelligence, p. 12.

[4] Voir, Paco Calvo avec Natalie Lawrence, Planta Sapiens, the new Science of Plant Intelligence, W. W. Norton & Company, 2023. Une profusion d’ouvrages et d’articles existe sur le sujet

[5] Op. Cit., Du comportement végétal à l’intelligence des plantes, p. 44.

[6] Op. Cit., Nanna, chap. 8.

[7] Castiello, U. Plant, Intelligence from a Comparative Psychology Perspective. Biology 2023.

[8] Les observations de Charles Darwin, dans The Movements and Habits of Climbing Plants,  John Murray: London, UK, 1875, corroborent l’hypothèse selon laquelle les plantes grimpantes peuvent modifier leurs mouvements de circumnutation en « anticipant » certaines caractéristiques du support visé.

[9] « The Problem of Consciousness in its Biological Aspects » dans Popular Science Monthly/ 1902

[10] David  Chalmers, The Conscious Mind, Oxford and New-York: Oxford University Press, 1996; trad. fr. S. Dunand, L’esprit conscient, Ithaque, 2010, p.32.

[11] Nanna, op. Cit., p. 54-55.

[12] Planta Sapiens, Op. Cit., chap. 7, What is it like to Be a Plant ?, chap. 7.

[13] Des observations expérimentales de la moisissure visqueuse Physarum , montrent sa capacité à distinguer une grande variété de sources de nourriture et à n’explorer que celles qui fournissent le régime optimal pour sa croissance, écrivent Trewavas, A.J., and Baluska, F. (2011). The ubiquity of consciousness. EMBO Reports, 12, 1221–1225

[14] L’esprit conscient, Op. Cit., p. 32.

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