Le panpsychisme — doctrine philosophique selon laquelle l’esprit ou la conscience constitue une propriété fondamentale de la réalité —, connaît aujourd’hui un regain d’intérêt. Idée ancienne, écartée au XIXème siècle par le positivisme et dans la seconde moitié du XXème par une certaine hégémonie du physicalisme, le panpsychisme est aujourd’hui, à nouveau confronté aux débats contemporains autour de la conscience et de sa place dans la nature. Dans son dernier livre, L’esprit vivant de la nature, Frederic Nef élucide la doctrine, et à travers certaines figures de son histoire, la met en perspective et en soutient une forme : le panpsychisme émergentiste.
Il convient de rappeler, avant d’aborder le cœur de l’ouvrage, comme le souligne l’auteur, que « le panpsychisme ne s’oppose en rien aux sciences exactes (chap. 4) ». À cet égard, l’ouvrage mentionne plusieurs grands physiciens, tels que Schrödinger, De Broglie, Planck et Eddington, qui ont chacun formulé une conception relevant du panpsychisme.
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La première partie, intitulée Idées, s’ouvre par quatre chapitres consacrés à une clarification conceptuelle. Ceux-ci analysent les différentes nuances des doctrines apparentées au panpsychisme, toutes unies par le même préfixe. L’auteur procède ensuite à d’autres mises au point, portant notamment sur les rapports entre panpsychisme et dualisme, entre panpsychisme et théisme, ainsi que sur les notions de conscience et d’esprit. Enfin, au quatrième chapitre, il établit le lien qu’il convient de tracer entre le panpsychisme et la question de la classification des êtres naturels.
Depuis les Stoïciens jusqu’à Leibniz, la classification des êtres naturels s’organise sous la forme d’une échelle progressive : elle s’étend du plus simple et du moins animé jusqu’au plus complexe et au plus rationnel, autrement dit du moins parfait au plus parfait. Cette hiérarchie permet notamment de distinguer les êtres pourvus d’esprit ou de conscience de ceux qui en sont dépourvus. En relevant d’autres classifications des êtres naturels (ontologique ou à partir d’une théorie évolutionnaire ou encore comme relations entre les espèces à partir de propriétés internes) l’auteur introduit la notion d’émergence.
Vouloir lier à la fois l’émergence et le panpsychisme, revient à introduire, à côté des évènements et des relations, une autre catégorie métaphysique, celle des processus.
Afin d’aborder le lien entre les deux doctrines, Frederic Nef examine les textes de deux contributeurs fondamentaux à qui l’on doit la réintroduction de la question en philosophie de l’esprit : Thomas Nagel et Galen Strawson. La question est donc : Le panpsychisme et l’émergence sont-ils compatibles ? Les deux auteurs usent alors d’arguments opposés pour réfuter cette compatibilité. Thomas Nagel dans son texte « Panpsychism » soutient la non-émergence de la conscience au motif que la matière ne peut inclure des propriétés mentales et Galen Strawson, dans son « Why Physicalism Implies Panpsychism » que la conscience est une composante de la réalité physique et qu’elle n’émerge donc pas de la matière.
Alors que, pour Nagel, l’on peut comprendre une forme d’émergence simple — comme la liquidité qui résulte de l’organisation des molécules d’H₂O — l’émergence de la conscience à partir d’une base physique pose une difficulté radicale : elle semble incompréhensible sans une refonte de notre conception de la place de la conscience dans la nature. Strawson, quant à lui, considère qu’il n’y a pas d’opposition entre l’expérience consciente et le physicalisme. Selon lui, le mental fait partie intégrante de la réalité et cette réalité est physique. Autrement dit, toute matière possède, à un certain degré, une dimension proto-consciente. Par conséquent, postuler que la conscience puisse émerger d’entités radicalement non conscientes relève, selon lui, d’une incohérence conceptuelle.
Pour clarifier et soutenir l’existence d’un lien entre l’émergence, définie comme un « mécanisme qui, à un certain degré de complexité, fait surgir quelque chose de nouveau » (chap. 8), et le panpsychisme, le métaphysicien adopte une perspective ontologique. À cette fin, il distingue deux types de panpsychisme. Le premier soutient que les phénomènes conscients ne sont pas fondamentaux en soi, mais émergent à partir de faits conscients à un niveau microscopique. Le second, en revanche, postule que ces phénomènes conscients font partie intégrante des faits fondamentaux.
Une autre forme de panpsychisme, le pan-protopsychisme, est également examinée. Cette position offre une explication moins énigmatique de l’émergence de la conscience en établissant un lien plus direct avec le panpsychisme. En effet, le pan-protopsychisme ne postule pas que tout possède une conscience, mais soutient que les éléments fondamentaux de la réalité possèdent des proto-propriétés qui rendent possible l’émergence de la conscience. Pour illustrer cette approche, Frédéric Nef utilise l’exemple des coraux, qui agissent comme des super-organismes. L’analyse des super-organismes se poursuit et se précise à travers l’étude des forêts et des ruches. Une réflexion qui permet de distinguer ces systèmes complexes des simples agrégats, pour lesquels « il n’y a pas de donation d’esprit » (chap. 9).
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Les deux autres grandes sections du livre, intitulées « Motifs (1) » et « Motifs (2) », et que leur richesse ne permet pas de résumer, proposent des analyses captivantes qui approfondissent et éclairent davantage le concept de panpsychisme. Elles s’appuient sur des auteurs essentiels comme Kepler pour la Renaissance, Leibniz pour l’époque classique, ainsi que Fechner et Whitehead pour l’ère scientifique.
Mais avant de refermer l’ouvrage, le lecteur doit s’attarder sur l’intermède personnel que le métaphysicien a glissé entre deux parties : celui du flâneur ou du pèlerin, témoin contemplatif du passage de l’esprit dans la matière. Ce passage constitue en réalité l’aveu d’un renversement doctrinal. Dans sa jeunesse studieuse, l’auteur avait pris un chemin philosophique fondé sur l’opposition entre l’esprit et la matière. Mais la découverte de leur intrication — c’est-à-dire que, même si les êtres naturels sont entièrement constitués de matière, cela n’exclut pas la présence de l’esprit — est venue bouleverser cette perspective. Sans se détourner du matérialisme, il reconnut que « la matière était le visage de l’esprit. »
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Enfin, dans la conclusion, Frédéric Nef réaffirme le lien entre panpsychisme et émergence, et positionne sa thèse de réhabilitation du panpsychisme matérialiste comme une étape initiale dans la critique du matérialisme réductif. Une telle approche, au-delà de sa contribution à l’étude des structures fondamentales du monde, pourrait se révéler déterminante pour relever les défis liés à l’intégration, dans notre ontologie, de nouveaux acteurs tels que les organismes artificiels et les intelligences numériques.