Le problème des autres esprits : l’argument de l’analogie
Fechner affirme sans ambiguïté que la conscience, en tant que manifestation phénoménale de l’âme, échappe fondamentalement à toute appréhension empirique directe. Elle ne se donne ni à la perception, ni à l’observation, que ce soit chez le végétal, l’animal ou l’être humain. Il est donc vain de chercher à démontrer que la conscience constitue un fait empirique chez les êtres vivants, y compris les plantes. En effet, la conscience d’autrui ne saurait se manifester comme un phénomène pour ma propre conscience : elle ne se présente jamais à moi sur le mode de l’évidence perceptive.
Ce que je perçois chez l’autre, ce sont ses comportements, ses expressions corporelles, ses cris, ses paroles, ses gestes et réactions — mais non sa vie intérieure elle-même. Celle-ci ne peut être qu’inférée à partir d’indices extérieurs. Ainsi, le praticien qui observe son patient ne peut que postuler l’existence d’une douleur dentaire à partir de signes tels qu’une grimace ou la détection d’un nerf à vif exposé lors de l’examen clinique. Ce processus d’inférence révèle une structure fondamentale de notre rapport à autrui : la conscience de l’autre ne m’est pas donnée, elle est supposée. Par conséquent, affirmer que l’autre est conscient implique une transcendance de l’expérience immédiate[1] : je dépasse le donné empirique pour accéder à une réalité supposée.
Cette position conduit à une interrogation philosophique centrale : le scepticisme, qui affirme l’inexistence de la conscience d’autrui au motif qu’elle ne peut être connue de manière directe, peut-il être réellement réfuté ? En d’autres termes, l’impossibilité de saisir empiriquement la subjectivité d’autrui suffit-elle à légitimer son déni ? Ou bien faut-il reconnaître, à l’instar de Fechner, que l’expérience subjective de l’autre relève d’une forme de foi rationnelle — une hypothèse nécessaire, quoique non vérifiable, de notre rapport au monde vivant ?
Les occurrences de la conscience phénoménale se vivent dans l’instant : elles s’imposent à nous de manière directe et subjective. Même notre propre expérience passée échappe à cette immédiateté. Le souvenir, par exemple, de la sensation éprouvée en marchant sous le soleil dans l’eau fraîche d’un ruisseau, se situe, du point de vue phénoménologique, dans une position équivalente à celle d’une expérience appartenant à une autre conscience. En effet, cette sensation n’est plus présente ; elle a disparu en tant que vécu. Ce qui demeure de l’expérience passée n’est qu’une trace mnésique, une représentation seconde qui, sur le plan physiologique, pourrait correspondre à une empreinte neuronale dans le cerveau. Toutefois, cette trace ne restitue pas l’expérience originelle elle-même : elle ne permet qu’une remémoration partielle et médiée, sans offrir un accès direct au vécu phénoménal initial. Autrement dit, la conscience phénoménale ne saurait être identifiée à un élément localisable dans le monde, tel qu’un processus cérébral mesurable ou observable. Sa nature subjective et irréductible la distingue de tout phénomène purement physique. Faut-il pour autant conclure à son inexistence ? Une telle conclusion reviendrait à confondre ce qui échappe à l’observation objective avec ce qui n’existe pas — ce qui constitue, à l’évidence, une erreur de perspective ontologique. Réduire la réalité à ce qui est expérimentalement accessible n’autorise pas à écarter la conscience comme dimension de la réalité.
Dans une taxonomie ordinaire fondée sur le sens commun, on admet que certains êtres, notamment les animaux, font l’expérience de sensations ou d’états subjectifs. À l’inverse, d’autres entités — comme les rochers, les nuages ou les objets posés sur un bureau — sont tenues pour dépourvues de toute forme de vie mentale ou sensible. Entre ces deux extrêmes, une zone d’incertitude subsiste, concernant des êtres tels que les insectes, les poissons ou encore les embryons, voire des personnes en état végétatif dont le statut sentient demeure controversé. Plus récemment, une quatrième catégorie suscite le débat : celle des systèmes d’intelligence artificielle, tels que ChatGPT, capables de produire des textes élaborés — un poème, par exemple, ou de discourir sur les qualia — sans pour autant être crédités d’une conscience phénoménale. Notons enfin que les plantes, bien qu’animées de divers mécanismes biologiques complexes, sont généralement exclues de cette réflexion sur l’expérience subjective.
La question de savoir si un être, autre que soi, est capable d’éprouver des expériences subjectives est désignée dans la littérature philosophique sous le nom de « problème des autres esprits ». Fechner répond à ce problème à plusieurs reprises en mettant en avant la similarité entre les espèces animales qui nous incite à supposer l’existence d’une conscience chez elles. Toutefois, cet argument semble se heurter à une limite lorsqu’il s’agit des plantes.
En philosophie contemporaine, le problème des autres esprits se présente ainsi : « Comment est-il possible de savoir qu’il existe d’autres consciences que la nôtre ? »
Il est d’abord évident que chaque individu fait l’expérience immédiate de sa propre conscience. Ressenties de l’intérieur, nous vivons directement nos sensations et nos émotions. Cependant, puisque nous ne pouvons pas accéder directement aux états mentaux d’autrui, notre seule source d’information réside dans l’observation de son comportement, c’est-à-dire les mouvements de son corps, à partir desquels nous inférons l’existence d’une conscience. C’est l’argument dit de « l’analogie[2] » que Fechner pose ainsi : « […] la seule chose qui nous permette de conclure à l’existence d’une vie psychique en dehors de nous-mêmes, c’est précisément l’analogie au point de vue du corps »[3]. Il s’articule ainsi :
- Il existe un certain effet que cela me fait d’être celui qui vit des expériences qualitatives, intimes purement subjectives.
- Certaines de ces expériences sont corrélées à des comportements observables que je qualifie de « causes ».
- J’observe que d’autres individus possèdent des caractéristiques physiques (corps, systèmes nerveux, etc.) analogues aux miennes et manifestent des comportements comparables dans des situations similaires.
- Par conséquent, il est raisonnable, par analogie, de conclure que les comportements observés chez autrui sont également corrélés à des états de conscience analogues aux miens et que je peux qualifier de « causes ».
- En conséquence, il est justifié de postuler que les autres individus fassent des expériences de conscience.
L’argument, dans son développement, présente suffisamment de faiblesses pour qu’on ne puisse valider véritablement sa conclusion. Néanmoins, il s’agit d’un raisonnement fondé sur un certain « bon sens », que nous acceptons généralement dans la vie quotidienne. En effet, notre vie sociale repose sur l’hypothèse que ceux qui nous entourent possèdent une conscience similaire à la nôtre. Or, cette hypothèse est acceptée sans preuve directe. Elle relève, en effet, davantage d’une confiance implicite ou d’une hypothèse pragmatique qui rend possible la communication et la vie en société. Toutefois, en prenant en compte la deuxième prémisse, la notion de cause induite repose sur des régularités imparfaites — il est effectivement possible de ressentir une douleur sans qu’elle soit corrélée à un événement observable. Mais le principal écueil de l’argument réside dans la faiblesse de l’induction qui soutient la conclusion selon laquelle l’affirmation de l’existence d’une conscience chez autrui se fonde sur une seule occurrence — mon expérience. Il serait proprement aussi erroné de généraliser à partir d’un seul cas que de dire : « ce cheval est borgne, donc tous les chevaux sont borgnes ». Une telle généralisation est problématique, car il s’agit d’une exception. De surcroît, puisque je suis dans l’impossibilité de vérifier si autrui a un esprit, l’argument reste à l’état d’hypothèse. Il est donc concevable que je sois la seule personne à posséder une conscience. Autrement dit, il n’est pas rationnel de croire en l’existence d’autres consciences que la mienne.
Peut-on alors, à la manière d’une connaissance scientifique, établir que certains systèmes, tels que les êtres humains, les animaux ou même les systèmes programmés dits « intelligents », sont conscients ? En quoi l’observation du comportement d’autrui permet-elle d’inférer l’existence d’une conscience ? Selon des approches comme le béhaviorisme et le fonctionnalisme, qui considèrent la conscience comme ce que font ces systèmes ou leur capacité à agir de cette manière, ou encore selon un réductionnisme éliminativiste qui postule que le comportement des systèmes est strictement causé par des états physiques (par exemple, des états cérébraux), la prémisse initiale pourrait être reformulée. En effet, au lieu de se limiter à un cas unique, on pourrait faire référence à un type de comportements généraux auxquels on attribue une cause mentale. La généralisation pourrait ainsi se fonder sur une induction plus large, basée sur un grand nombre de cas observés. Dans ce cadre, l’argument ne reposerait plus sur une analogie prenant comme point de départ la subjectivité, mais deviendrait une inférence causale entre des événements et il ne serait, par conséquent, plus alors nécessaire de supposer l’existence d’expériences conscientes dans un sujet, ou plus précisément, l’état de conscience serait équivalent à son rôle causal réalisé par un état du cerveau ou tout autre système physique. L’argument ainsi modifié conviendrait à un physicalisme éliminatif ou à une position illusionniste — autrement dit, la conscience phénoménale aurait tout bonnement disparu !
Un autre problème est que l’argument, outre l’observation des types de comportement reste le plus souvent fondé sur l’analogie cérébrale et restreint ainsi considérablement le champ des espèces auxquelles nous pouvons attribuer une forme de conscience. En effet, ce type de raisonnement ne semble pertinent que dans le cas de nos congénères dont les structures biologiques, en particulier cérébrales, sont similaires aux nôtres, et dont les comportements s’inscrivent dans des environnements et des besoins comparables aux nôtres. En conséquence, lorsqu’il s’agit de formuler l’hypothèse d’un monde intérieur chez des espèces phylogénétiquement éloignées, comme les pieuvres, les oiseaux ou les insectes, voire les plantes, l’argument par analogie devient insuffisant, voire inopérant.
Mais suis-je si unique au point de penser que seuls mes états mentaux sont corrélés à mon comportement ? Ai-je besoin de l’analogie pour postuler une vie mentale chez un autre individu, par exemple une pieuvre qui est si différente de nous… ou un nénuphar ?
[1] Charles Augustus Strong, Why the Mind has a Body, Cornell University Library, 1903.
[2] On doit à John Stuart Mill l’exposé du problème de l’analogie dans sa forme moderne.
[3] Nanna, Opus. Cit. p. 36.