Le problème des autres esprits : l’inférence à la meilleure explication
L’argument dit de l’« inférence à la meilleure explication » (IME, Inference to the Best Explanation[1]) consiste à adopter l’hypothèse ou la théorie qui rend le mieux compte des faits observés. Cette inférence nous permet-elle d’étendre l’hypothèse de la présence d’une conscience à d’autres individus qui, à la fois, ont un comportement et une structure physique différents des nôtres ?
Dans son article « The Scientific Inference to Other Minds[2] », Robert Pargetter interroge la nature des inférences qu’habituellement nous faisons à partir de certains comportements observables vers la conscience d’autrui ? Supposons qu’un individu exhibant une profonde entaille à la main manifeste sa douleur de manière expressive à travers des comportements physiques — il est pâle, il transpire, il gémit et se plaint qu’il a mal. Une explication possible de son comportement est qu’il souffre. En effet sa douleur est semblable à celle que je ressens dans des circonstances similaires. Bien qu’il soit possible que l’homme agisse ainsi pour une tout autre raison, cette explication apparait comme la meilleure explication. Pourquoi devrais-je imaginer autre chose ? Il est naturel, en l’absence d’alternative réellement plausible, que je me réfère à mon propre cas pour exprimer la nature de cette explication — et je peux en conclure que les êtres humains en général sont dotés d’une conscience.
Selon Pargetter, cette manière de raisonner est comparable à la position réaliste en science, par exemple lorsqu’on postule l’existence des particules élémentaires. En effet, si une hypothèse constitue la meilleure explication disponible pour un ensemble de faits, il est rationnel d’y adhérer. Le type de raisonnement impliqué ici est appelé « abduction » : il consiste à proposer une hypothèse plausible à partir d’un phénomène observé, dans le but de l’expliquer. L’hypothèse ainsi formulée ne relève pas du simple hasard : elle représente une tentative de compréhension, motivée par la recherche d’une explication satisfaisante.
Cela dit, il convient de distinguer clairement l’abduction de l’inférence à la meilleure explication (IME). L’abduction, dans son sens strict, consiste à générer une hypothèse à partir d’un fait inattendu ou surprenant. Par exemple :
- Un individu est pâle, transpire, gémit et se plaint d’avoir mal.
- S’il ressentait une douleur, ce comportement serait attendu.
- Donc, l’hypothèse selon laquelle il a mal pourrait être vraie.
À ce stade, aucune comparaison n’a encore été faite avec d’autres hypothèses. C’est ici qu’intervient l’IME, qui constitue une étape supplémentaire : elle consiste à comparer plusieurs hypothèses concurrentes pour déterminer laquelle explique le mieux les faits observés. Par exemple :
- Un individu est pâle, transpire, gémit et se plaint d’avoir mal.
- Hypothèse 1 : il s’agit d’un excellent comédien.
- Hypothèse 2 : c’est un zombie sans conscience.
- Hypothèse 3 : il ressent une véritable douleur.
- Selon le principe de l’IME, on retient l’hypothèse 3, car elle fournit l’explication la plus simple, la plus cohérente et la plus conforme à l’expérience.
Ainsi, l’inférence à la meilleure explication ne se limite pas à générer une hypothèse, elle engage une évaluation comparative entre plusieurs scénarios possibles et permet de justifier provisoirement l’adhésion rationnelle à l’un d’eux.
Ce mode de raisonnement se distingue de l’inférence analogique sur deux aspects essentiels : d’une part, il ne repose plus sur un seul cas — celui de l’expérience personnelle de l’observateur —, et d’autre part, il est susceptible d’être justifié par des critères de validité empirique. L’hypothèse selon laquelle les autres individus possèdent des états mentaux qualitativement similaires aux miens ne dépend pas de l’accès direct à leur vie intérieure. Ce qui importe avant tout, c’est que cette hypothèse fournisse une explication cohérente, unifiée et satisfaisante de leur comportement observable. Dès lors, croire en l’existence d’une conscience chez autrui ne relève pas d’une simple projection subjective, mais constitue une inférence rationnelle, analogue à celles que nous considérons comme légitimes dans le cadre des sciences empiriques.
Le principal avantage de l’IME sur l’inférence analogique réside dans sa capacité à fonder de manière rationnelle des hypothèses sur l’existence d’une vie mentale, non seulement chez nos semblables humains, mais également chez des individus d’une autre espèce ou d’une tout autre nature. En effet, si un animal ou un être extraterrestre se trouve dans des circonstances que j’ai moi-même vécues comme douloureuses, et manifeste un comportement qui présente, même de façon partielle, des similarités avec le mien dans des situations comparables, il est alors justifié d’inférer qu’il éprouve lui aussi une douleur.
Toutefois, l’argument ne repose que sur une inférence indirecte fondée sur l’interprétation de comportements observables, ce qui ne garantit pas que la conscience soit effectivement présente chez les individus concernés. L’argument ne fait qu’assigner une cause mentale possible au comportement, sans fournir de preuve directe de l’existence d’une expérience subjective. De plus, lorsque les structures physiques diffèrent profondément, comme c’est le cas chez certaines espèces animales ou chez des systèmes artificiels, il devient difficile de savoir si la même hypothèse explicative est pertinente. Cette difficulté souligne un problème épistémologique fondamental : il n’est pas certain que le fait qu’une hypothèse soit la « meilleure » explication signifie qu’elle soit vraie.
De surcroît, bien que l’IME dépasse l’analogie stricte, elle repose fondamentalement sur une expérience subjective singulière : celle que j’ai de mon propre esprit. Autrement dit, c’est à partir de la connaissance immédiate que j’ai de mes états mentaux que je construis, sans disposer d’aucune garantie que leurs mécanismes internes soient comparables aux miens, des hypothèses sur ceux d’autrui. Cela affaiblit l’universalité de l’inférence. Par ailleurs, concernant la possibilité de vérification, l’inférence à la meilleure explication se heurte à la même limite que l’analogie : je n’ai jamais accès direct à l’expérience subjective d’autrui. Dès lors, l’IME ne fournit pas une certitude, mais seulement une croyance rationnellement justifiable, qui demeure, comme toute hypothèse inductive, provisoire. Autrement dit, si l’application de l’IME au sujet des autres esprits peut apporter une partie de réponse au problème, dans la mesure où la référence à sa propre expérience ne peut être évacuée, elle ne peut fonctionner comme une inférence scientifique.
En conséquence, la nature particulière de la conscience phénoménale ne permet sans doute pas de véritablement de dépasser le cadre d’une simple croyance rationnelle en son existence chez autrui ? Si l’on admet, au-delà de la conscience d’accès, la réalité d’une conscience phénoménale en soi — autrement dit, si l’on adopte la position du réalisme phénoménal — alors il faut reconnaître que l’obstacle de la preuve empirique au fondement de la science physique demeure infranchissable. Il est en effet impossible de démontrer, selon les critères de la méthode scientifique, l’existence même de cette forme de conscience. Néanmoins, il n’est pas déraisonnable d’en postuler l’existence et, par conséquent, d’envisager qu’elle puisse s’étendre à d’autres formes de vie. C’est dans cette optique que Fechner propose une lecture analogique des manifestations de la conscience dans le monde vivant, qu’il mobilise dans le cadre d’une inférence à la meilleure explication. Suivant en cela l’intuition du sens commun, il postule l’existence d’une vie psychique chez les animaux, y compris chez ceux qui nous sont les plus éloignés, comme le ver de terre, dont les comportements diffèrent profondément des nôtres — et étend cette hypothèse jusqu’aux plantes.
Mais , sur quels principes Fechner fonde-t-il son panpsychisme ?
[1] Voir Peter Lipton, « Inference to the Best Explanation », W.H. Newton-Smith (ed) A Companion to the Philosophy of Science, p.184-193, 2000 ; Frank Cabreca, « Inference to the Best Explanation – An Overview », Handbook of Abductive Cognition, à paraître, à paraître, (ed. L. Magnani.), Springer.
[2] Australasian Journal of Philosophy, Vol. 62, No. 2; June 1984.