What is It Like to Be a Water Lily ? (IV)

IV. La conscience phénoménale : réalité ou illusion ?

Lorsque Fechner imagine ce que peut éprouver un nénuphar, les racines plongées dans l’eau et la fleur tournée vers le soleil, il souligne la profonde différence avec nos propres sensations, par exemple celles ressenties en entrant dans un ruisseau par une journée ensoleillée. Toutefois, cette réflexion repose sur une analogie — semblable à celle que nous établissons spontanément à l’égard d’un congénère —, ce qui soulève la question de la nature d’une telle conscience et de sa possible intégration dans le champ des faits scientifiques.

La question métaphysique demeure ouverte. Pour le sujet humain que je suis, la qualité d’une expérience subjective — telle la sensation complexe de chaleur glacée que l’on ressent dans l’eau de ce ruisseau — s’impose à moi indépendamment de toute élaboration conceptuelle. Avant même de la penser ou de l’exprimer, je l’éprouve. Cette sensation, bien qu’intérieure, semble exister en elle-même — ainsi possède-t-elle une forme d’objectivité. Autrement dit, la conscience apparaît comme une réalité qui ne se réduit pas à une simple modification d’un autre état. Toutefois, cette apparente objectivité — c’est-à-dire ce qui rend vrai une proposition portant sur une expérience sensible — ne peut pas être garantie par une correspondance avec un fait accessible par description. En clair, l’expérience sensible, apparait non inférentielle et vécue de manière immédiate par le seul sujet ; elle ne remplit, par conséquent, que partiellement la condition d’objectivité nécessaire à la science.

Dans l’extrait mentionné, Fechner évoque ce que l’on désigne aujourd’hui comme la conscience phénoménale, c’est-à-dire l’expérience subjective vécue par un sujet : le « What is it like to be… » de Thomas Nagel. La littérature contemporaine en philosophie de l’esprit distingue en effet deux formes de conscience de nature distincte[1]. Tout d’abord, la conscience phénoménale qui renvoie à la dimension qualitative et vécue de l’expérience subjective. Elle se caractérise par la richesse et la diversité des sensations qu’elle recouvre : par exemple, l’effet de retirer ses chaussures après une longue marche ou d’entendre le clic d’un stylo que l’on ferme ou encore la satisfaction qui accompagne le fait d’avoir rangé son bureau ou plus inquiétant, d’éprouver une sensation douloureuse, etc. Tenter d’en dresser un inventaire exhaustif n’a guère de pertinence, tant cette forme de conscience est omniprésente, diffuse et se manifeste de manière continue, échappant en grande partie à toute description exhaustive. En second lieu, la conscience d’accès qui renvoie à la disponibilité de l’information pour les processus cognitifs tels que le raisonnement, le langage ou la mémoire.

La conscience d’accès désigne la capacité d’un sujet à rendre ses contenus mentaux disponibles à des fonctions cognitives telles que la verbalisation, la délibération, l’introspection ou le contrôle de l’action. Elle permet non seulement de formuler ce que l’on pense ou projette de faire, mais aussi d’alimenter la mémoire à long terme, de mobiliser des connaissances et de résoudre de nouveaux problèmes. Empiriquement détectable et fonctionnellement définissable, elle correspond à ce que Chalmers appelle le « problème facile » de la conscience [2].

Dans l’expérience ordinaire, la conscience phénoménale coïncide fréquemment avec la conscience d’accès : par exemple, lorsque mon pied heurte violemment une pierre, la douleur ressentie s’accompagne spontanément d’une plainte verbale. Ce recouvrement ne doit toutefois pas masquer leur distinction conceptuelle. La conscience phénoménale — immédiate, subjective, accessible en première personne — peut s’articuler à la conscience d’accès, qui rend le contenu mental disponible à la réflexion, à l’expression et à l’action, donc objectivable en troisième personne. Mais elle ne s’y réduit pas. Il est en effet possible d’éprouver une qualité sensible sans la rendre disponible à une fonction cognitive élaborée : ainsi, l’impression fugace, mais intensément riche, que laisse l’immersion d’un pied dans un ruisseau baigné de soleil, échappe à toute formulation claire. Cette expérience, bien que consciente, demeure ineffable et non conceptuelle. À l’inverse, les « zombies philosophiques » — êtres hypothétiques dotés d’une conscience d’accès sans conscience phénoménale — accomplissent des tâches cognitives sans ne jamais rien ressentir. Non encodée, non conceptualisée, et souvent absente de la mémoire déclarative, la conscience phénoménale peut être qualifiée de « conscience brute ». Dans certaines situations urgentes, face à un danger nécessitant une réaction immédiate par exemple, cette forme de conscience — dépourvue de délibération — peut se révéler particulièrement efficace.

Dans le débat philosophique sur la conscience phénoménale, la position de Wittgenstein se distingue par sa radicalité : il considère comme une illusion grammaticale l’idée même de nommer ou de décrire un contenu mental supposé exister de manière privée, inaccessible aux autres[3]. Dans le cadre du tableau naturaliste, tel qu’il le conçoit, c’est-à-dire comme une représentation d’un fait du monde fondée sur une ressemblance structurelle, l’état de conscience ne peut être figuré[4]. Même si l’on parvient à représenter un état neuronal donné, cette représentation ne permet pas de faire apparaître l’expérience subjective elle-même — celle-ci échappe à toute figuration structurale[5].

En laissant de côté l’approche grammaticale propre à Wittgenstein, le débat contemporain sur la conscience phénoménale s’organise autour de positions qui partagent l’idée selon laquelle le monde contient, en principe, les conditions nécessaires à l’émergence d’expériences subjectives chez les organismes vivants. La difficulté centrale réside alors dans la question de son statut ontologique : qu’est-ce que la conscience phénoménale, et comment s’inscrit-elle dans le tissu du réel ? Peut-on soutenir que les vérités relatives à la conscience sont, en principe, déductibles des lois et descriptions de la physique ?

La position béhavioriste, notamment défendue par Gilbert Ryle[6], soutient que parler de la conscience, en général, revient essentiellement à décrire des comportements observables ou des dispositions à agir d’une certaine manière. Il s’agit d’une forme de réductionnisme méthodologique qui, en se concentrant exclusivement sur les manifestations extérieures de l’esprit, occulte ou néglige la dimension qualitative de l’expérience subjective.

Le fonctionnalisme constitue lui aussi une forme de réductionnisme en ce qu’il définit la conscience par ses rôles fonctionnels ou ses effets causaux dans un système cognitif. Une occurrence de conscience se définit alors en termes de relations causales avec d’autres états mentaux, comportements et stimuli externes, plutôt que par des propriétés intrinsèques. Plus précisément, un événement comme une douleur ressentie sera définie par le rôle causal qu’elle joue dans l’organisme : incitation à éviter sa source, recherche de soulagement, etc. Toutefois, cette approche soulève une difficulté majeure car il n’est pas établi que la conscience phénoménale, c’est-à-dire l’aspect subjectif de l’expérience, puisse s’inscrire dans un schéma explicatif strictement causal[7]. Si tel est le cas, elle devient pour le matérialisme strict un épiphénomène, sans influence réelle sur les processus mentaux, et donc sans valeur explicative. Dès lors, certains philosophes en concluent que la conscience phénoménale repose sur un concept erroné, incompatible avec les fondements du matérialisme standard, et qu’il convient soit de l’abandonner, soit de le reformuler.

Dans cette perspective, la position éliminativiste — notamment défendue par Paul et Patricia Churchland, et dans une certaine mesure par Daniel Dennett — insiste sur le flou conceptuel qui entoure ce type de conscience : son caractère ineffable, privé ou non communicable (accessible par « accointance ») en ferait une notion inutile du point de vue scientifique. Elle devrait donc être éliminée du vocabulaire explicatif au profit de descriptions neurobiologiques plus robustes.

L’illusionnisme[8] constitue une variante plus nuancée de l’éliminativisme. Il ne nie pas que nous ayons l’impression d’une vie intérieure riche et qualitative, mais soutient que cette impression est une illusion cognitive persistante et sans fondement ontologique réel.

À l’inverse, la position réaliste au sujet de la conscience phénoménale considère que cette dernière renvoie à une réalité irréductible, qui échappe aux catégories explicatives de la science physique. Selon cette perspective, la méthode scientifique — centrée sur l’observation objective, la mesure et la causalité — demeure structurellement impuissante à intégrer pleinement l’expérience subjective dans son modèle du monde. En ce sens, le réalisme postule une incomplétude fondamentale du physicalisme dans sa tentative de décrire l’ensemble de l’ordre naturel.

Enfin, une position que l’on pourrait qualifier de réalisme restreint soutient que la conscience réside dans l’esprit des organismes vivants dotés de la capacité à construire des représentations sensorielles de certains états ou composantes de leur propre corps.[9] Selon cette perspective, la conscience ne saurait émerger chez des êtres se limitant à de simples mécanismes de détection ou de réaction, et dépourvus de système nerveux. Par conséquent, cette approche écarte d’emblée les plantes du champ du phénoménal.

Cependant, avant même de nous interroger, à la manière de l’auteur de Nanna, sur la possibilité que les plantes possèdent une âme — « comme les hommes et les animaux, au-dessus de cet océan de nuit[10] » — il convient de poser une question préalable : comment peut-on savoir qu’un autre organisme que soi-même fait l’expérience de la conscience ?


[1] Voir On a confusion about a function of consciousness, p.252, Ned Block, 1995.

[2] L’esprit conscient, Ithaque, 2010.

[3] Investigations philosophiques, § 246.

[4] Tractatus Logico-philosophicus, 2.1 et suivant.

[5] Pour approfondir le débat qu’ouvre la position de Wittgenstein, voir Olivier Waymel, « La question de la réalité du point de vue externe : Nagel critique de Wittgenstein », Klesis, 2018.

[6] La notion d’esprit, 2005, Payot.

[7] Voir, une défense des pouvoirs causaux de la conscience phénoménale, Hedda Hassel Mørch, « Phenomenal Powers », à paraître.

[8] Voir Keith Frankish, « Illusionism as a Theory of Consciousness », dans Illusionism A theory of consciousness, Edited by Keith Frankish, imprint-academic.com, 2017 ; François Kammerer « Defining consciousness and denyings its existence. Sailing between Charybdis and Scylla », Philosophical Studies, 2025.

[9] Voir la déclaration de Cambridge sur la conscience, 2012.

[10] Nanna, p. 35.

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