Accointance ?

Soutenir une position réaliste à propos de la conscience phénoménale repose sur l’idée que les processus décrits par les sciences physiques ne suffisent pas à rendre compte de l’expérience subjective dans toute sa richesse. Certes, les sciences cognitives et les neurosciences progressent continuellement et approfondissent sans cesse notre compréhension du fonctionnement cérébral. Toutefois, nous ignorons encore pourquoi une activité neuronale donnée — que nous interprétons théoriquement comme un traitement de l’information — s’accompagne d’aspects phénoménaux.

Des expériences telles que la sensation de chaleur, le goût du vin ou l’angoisse face à l’avenir — pour ne citer que quelques exemples parmi la multitude d’expériences que chacun peut vivre quotidiennement — demeurent inexplicables au regard des méthodes scientifiques actuelles. Néanmoins, la thèse consistant à nier l’existence de ces faits subjectifs apparaît difficilement défendable[1]. Si, à la suite de Descartes (Méditation II), je peux douter de certaines expériences vécues durant le sommeil, il m’est en revanche impossible d’admettre que la chaleur du soleil sur la peau, la saveur d’un verre de Riesling ou le sentiment d’effroi face à la perspective d’une guerre puissent n’être que des illusions. Autrement dit, adopter une position réaliste consiste à s’opposer au point de vue physicaliste standard selon lequel la conscience phénoménale ne serait qu’un processus fonctionnel.

Au-delà de cette première intuition, ou impression d’évidence, selon laquelle l’expérience consciente constitue un fait en soi, ne peut-on pas chercher à le justifier en tant que forme de connaissance[2] ?

Une des caractéristiques remarquables du phénomène de conscience phénoménale est qu’il s’accompagne d’un sentiment de contact singulier avec l’expérience elle-même. En vivant une expérience consciente, nous avons l’impression que nous sommes en relation avec elle mais de façon très différente de la relation que nous avons avec les objets extérieurs ou nos croyances. Cette manière immédiate et directe, sans intermédiaire, d’être en contact avec l’expérience consciente se différencie donc par son aspect non inférentiel. Je n’ai, en effet, pas besoin d’analyser l’apparence d’une carie dentaire pour savoir si ce que je ressens est une douleur. La littérature qualifie cette relation d’ « accointance[3] » — on pourrait aussi lui donner le nom de « connaissance par contact », mieux peut-être, de « conscience directe ».

Bertrand Russsell

On doit à Bertrand Russell l’usage philosophique du terme qui fait la distinction entre deux formes de connaissances : la « connaissance par accointance » et la « connaissance par description[4] ». La connaissance par description est le résultat d’une description d’un ensemble de propriétés identifiées par des propositions dont nous savons qu’il existe un objet unique qui satisfait la description : par exemple, le chien de mon voisin, le président de la République française. Cette connaissance, résultat d’un contenu conceptuel peut alors être vraie ou fausse. En revanche, la connaissance par accointance pose un lien direct avec nos données sensibles (sense-data) mais aussi avec certaines occurrences de propriétés subjectives, telle la douleur, et autres qualia. Elle se caractérise par son aspect simple et direct et, comme elle n’est pas exprimée par une proposition ; elle échappe ainsi aux conditions de vérité. En effet, puisque l’accointance ne la soumet pas à un mode de présentation au sens habituel du terme, on ne peut comprendre qu’une qualité soit mal représentée par elle.

Dans son ouvrage les Problèmes de philosophie, Bertrand Russell donne de l’accointance la définition suivante : « Nous avons, dirons-nous, une connaissance directe de quelque chose dont nous prenons conscience sans l’intermédiaire d’aucun procédé de déduction, ni aucun savoir des vérités essentielles[5] ».

Selon Russell, l’accointance est une forme de connaissance directe et immédiate, qu’il faut distinguer d’une connaissance fondée sur l’observation ou la manifestation d’un objet. Dans ce second cas, l’observateur ne saisit pas l’objet lui-même, mais seulement « la manière dont il apparaît », ce qui peut l’amener à formuler des inférences, par exemple : « l’aspect de cette dent abîmée pourrait être la cause de la douleur ressentie par le patient ». En revanche, la douleur elle-même, en tant qu’expérience vécue, n’est accessible qu’au sujet qui la ressent : lui seul en a connaissance par accointance. Dès lors, puisque l’accointance exige une expérience consciente personnelle, il n’est pas possible d’acquérir une connaissance par accointance des propriétés phénoménales telles qu’elles sont vécues par un autre esprit. En d’autres termes, nous ne pouvons pas être en accointance avec des objets situés hors de notre propre esprit. Ce à quoi nous avons accès par accointance, ce sont nos états sensoriels et leurs propriétés tels qu’ils se manifestent dans notre conscience.

Cela signifie que chaque fois qu’un agent se trouve dans un état conscient, il est accointé du fait même d’être dans cet état — ou accointé avec cet état lui-même. Connaître ce qu’un sujet éprouve ne requiert donc aucune conceptualisation ni formulation propositionnelle : cela consiste simplement à faire l’expérience correspondante, c’est-à-dire à être en accointance avec ce vécu, qui constitue une forme de connaissance.

Ainsi, l’accointance, telle que l’explique Bertrand Russell, concerne, entre autres, la conscience elle-même — ce que cela fait d’être « vous » ou « moi » à un moment donné. Or, ce que cela fait d’être vous se définit, au moins en partie, par un ensemble de qualités sensorielles : les couleurs que vous percevez, les sensations corporelles que vous ressentez, et plus généralement le contenu phénoménal de votre expérience.

Toutefois, bien que de nombreux philosophes jugent phénoménologiquement plausible que nous disposions d’accointance, beaucoup cependant doutent que l’accointance soit compatible avec une approche naturaliste de l’esprit[6]. Cela conduit les physicalistes exclusifs à nier que nous ayons une telle accointance et à rejeter sa manifestation phénoménologique comme une illusion cognitive. Les anti-physicalistes, quant à eux, utilisent la plausibilité phénoménologique de l’accointance pour argumenter contre le physicalisme[7].

Pour les défenseurs de l’accointance en matière de conscience phénoménale, celle-ci constitue donc un accès non conceptuel et immédiat à nos propres expériences. Ils soutiennent en outre que cet accès ne peut être adéquatement décrit par une théorie physicaliste ou représentationnelle (Goff, 2015). L’accointance donnerait ainsi accès à la nature intrinsèque des qualia et formerait le fondement même de notre compréhension de la conscience[8]. Selon Galen Strawson, l’existence de notre expérience phénoménale est l’un des faits les plus certains qui soient (Strawson, 2008), et il serait inconcevable de nier que nous sommes directement accointés avec nos états conscients[9].

En dépit de ces positions, l’introduction de l’accointance comme mode d’accès à la conscience phénoménale ne consiste-t-elle pas, en définitive, à nommer le phénomène plutôt qu’à l’expliquer ? En d’autres termes, n’est-il pas un simple terme désignant ce qui demeure à élucider ? En effet, il semble difficile de comprendre comment une relation non conceptuelle pourrait rendre compte de la nature d’un état de conscience. Faute d’expliciter le mécanisme par lequel la conscience apparaît, la notion d’accointance paraît entretenir une forme de mystère[10].

C’est précisément ce que reprochent ses détracteurs : parce qu’elle est conçue comme une relation intrinsèque, non représentationnelle et irréductible, l’accointance soustrait la conscience phénoménale à toute tentative de réduction naturaliste. En conséquence, elle apparaît comme rétive à l’intégration dans les sciences physiques et, de ce fait, ne contribue guère à rendre la conscience phénoménale véritablement intelligible.

Néanmoins, poser la notion d’accointance permet de se polariser sur l’expérience consciente elle-même et d’en révéler la nature intrinsèque.  En effet, ni conceptuelle, ni représentationnelle, l’accointance apparaît comme primitive et semble constituer le point de départ de toute enquête sur l’esprit. En reconnaissant l’accointance avec nos états de conscience, nous affirmons une nécessité programmatique : l’intégration de la conscience dans notre ontologie.


[1] Voir la théorie illusionniste ou éliminativiste.  

[2] Voir, The Knowledge Argument, edited by Sam Coleman, Cambridge University Press, 2019 ; et pour un résumé du problème voir le billet sur « l’expérience de Mary ».

[3] Si la notion d’accointance (acquaintance) a été rendue populaire par Bertrand Russell, dans Mysticism and Logic, G. Allen & U. LTD, 1910, trad. française Denis Vernant, Mysticisme et Logique, Vrin, 2007, ainsi que dans The Problems of Philosophy, OUP, 1912 ; trad. française Problèmes de philosophie, éditions Payot, 1989, elle a été plutôt négligée pendant une grande partie du XXème siècle. En philosophie de l’esprit, la notion a été discutée, entre autres, par K. Balog, dans « Acquaintance and the Mind-Body Problem », in New perspectives on Type Identity, édited by C. Hill and S. Gozzano, Cambridge Univerty Presse, 2012 ; au sujet de l’explication de l’introspection, on peut citer, entre autres également, A. Giustina, « Inner Acquaintance Theories of Consciousness », Oxford studies in Philosophy on Mind, 4, 2024 ; enfin pour un essai général sur l’accointance et la conscience, voir, Acquaintance, New Essays, Edited by J. Knowles et T. Raleigh, OUP, 2019.

[4] Op. Cit., 1910, p. 189-206.

[5] Op. Cit., 1912, p. 55.

[6] K. Frankish, « What is Illlusionism ? ».

[7] Frank Jackson, “What Mary Didn’t Know”, Journal of Philosophy, 83, 1986, p.291-295.

[8] P. Goff, « Real Acquaintance and Physicalim », in Phenomenal Qualities: Sense, Perception, and Consciousness, 2015, p.121-143.

[9] G. Strawson, « Self-Awareness: Acquaintance, Intentionality, Representation, Relation », Review of philosophy and Psychology, 13, 2022, p. 311-328.

[10] R.J. Gennaro, « The ‘of’ of Intentionality and the ‘of’ of Acquaintance », in Pre-reflective Consciousness, Sartre and Contemporary Philosophy of Mind, Routledge, 2015.

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